Le 4 novembre 2024, le prestigieux prix Goncourt a été remis à l’écrivain et journaliste franco-algérien Kamel Daoud, pour son roman Houris. Retour sur la question complexe de la mémoire de la guerre civile et pourquoi la littérature joue un grand rôle dans sa préservation et sa transmission.
« Ecrire, c’est hurler sans bruit », selon Marguerite Duras. Cela pourrait être le mantra d’Aube – à qui Kamel Daoud choisit de donner sa voix – une jeune fille de 26 ans, seule survivante du massacre d’Had Chekala en 1999. A l’âge de cinq ans, cet événement lui a laissé un « sourire » béant d’une oreille à l’autre. Privée de voix extérieure et contrainte de porter une canule, elle s’adresse à sa fille à naître, qu’elle appelle « Houri », dans sa langue intérieure, celle que personne d’autre n’entend, sauf le lecteur. Devenue coiffeuse, elle se lance sur les traces de son passé, vers son village, Had Chekala, qui l’a vue mourir puis renaître. Lors de son voyage – physique et introspectif – Aube laisse parler d’autres voix, d’autres victimes de la guerre civile algérienne, comme Aïssa Guerdi, un ancien libraire qui parcourt les routes hanté par les atrocités de la « décennie noire ».
Plus qu’un simple roman poignant, Houris est aussi un témoignage d’une période oubliée de l’histoire. Dès les premières pages, Kamel Daoud donne le ton. Aube s’adresse à la fois à sa fille et au lecteur : « C’est une histoire que tu ne connais pas, qui se passe dans un pays dont tu ne te soucies pas ».
La toile de fond d’Houris : la décennie noire
Avant de rafler le prix Goncourt 2024, l’auteur d’Houris était journaliste au Quotidien d’Oran, notamment pendant la « décennie noire ». Son roman est empreint d’une histoire déchirante, celle de la guerre civile en Algérie dans les années 1990. Les historiens et les historiennes ont du mal à s’accorder sur des bornes chronologiques précises.
« Cette histoire ne possède pas de langue dehors, pas de drapeau ni de date fixe ».
Le conflit, qui s’étend jusqu’en 2002, fait selon les estimations entre 100 000 et 200 000 morts en une dizaine d’années. Il n’existe pas de décompte officiel. Un peu plus de 20 ans après le conflit, les familles des victimes ne peuvent pas réclamer justice, puisque « tout est ordonné pour que tous oublient » (p.108). Aucune politique n’est mise en place pour favoriser la conservation de la mémoire de la guerre, bien au contraire. En 2005, le président Abdelaziz Bouteflika fait adopter la Charte pour la réconciliation nationale, qui amnistie à la fois les policiers coupables de torture à l’égard des membres du FIS et les maquisards ayant pris part aux massacres de civils. On ne parle d’ailleurs plus de « terrorisme » mais de « tragédie nationale ».
Aux victimes de la guerre civile, on n’« accorde pas une seule date nationale, pas un seul souvenir à s’accrocher au cou ».
En l’absence de sources matérielles, l’historien se tourne généralement vers les sources orales. Mais dans le cas de la décennie noire, « personne ne se souvient, ou n’ose se souvenir ». Le manque crucial de témoignages atteste du conflit qui entoure la mémoire de la guerre civile, à la fois à l’échelle collective et à l’échelle individuelle. Sur le plan collectif d’abord, parce que la mémoire nationale algérienne s’est concentrée sur la guerre d’indépendance. Sur le plan individuel ensuite, parce qu’en l’absence de sources pour les vérifier, les faits se troublent. Le récit d’Aïssa Guerdi dans Houris l’illustre parfaitement.
« Maintenant, sans un livre pour la vérifier, elle s’est multipliée dans ma tête, elle a mille versions, je n’arrive même plus à être sûr de certains détails. »
On ne peut ainsi que rappeler l’importance de la fiction pour préserver la mémoire de cette guerre. Les sources littéraires sont en effet les seules qui, dans ce cas, permettent d’accéder à la subjectivité en tant qu’objet historique, essentielle dans l’histoire des guerres et de la violence politique. Cette subjectivité, magnifiquement retranscrite par la plume de Kamel Daoud, permet d’accéder au conflit individuel et collectif qui entoure la mémoire de la décennie noire. Il est parfaitement incarné par Aube, qui ne cesse de se battre pour que sa « voix intérieure » soit entendue, en hurlant sans bruit dans le silence qui entoure cette période obscure.