Le 47ème président des Etats-Unis, Donald Trump, a été investi à la Maison Blanche le 20 janvier dernier, le même jour que Ronald Reagan 44 ans plus tôt. L’historien Jean-Yves Le Naour et le dessinateur Cédrick Le Bihan se sont associés pour publier une BD sur la présidence de ce dernier, qui n’est pas sans rappeler des temps plus actuels. Entretien avec Jean-Yves Le Naour et Cédric Le Bihan autour de leur BD “Le Crétin qui gagné la Guerre froide”.
Comment avez-vous eu l’idée de faire une BD sur Ronald Reagan ?
Jean-Yves Le Naour : En 2021, mon documentaire “Reagan, un sacré président”, tourné pour Arte, insistait déjà sur le côté un peu comique – volontaire ou non – de celui-ci. Dans la perspective des élections américaines, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire avec Trump en ligne de mire… surtout quand on sait qu’il a piqué son célèbre slogan “Make America great again” à Reagan !
Comment vous en êtes venus à collaborer sur cette BD ?
Cédrick Le Bihan : Mon éditeur m’a proposé d’illustrer la BD, dont j’ai tout de suite adoré le titre, l’histoire et le ton humoristique de Jean-Yves. Autant de facteurs m’ayant permis de visualiser rapidement ce que je voulais faire sur le plan graphique. Il faut dire que le personnage de Reagan en impose, quand bien même on ne partage pas ses idées. Comment peut-on passer de la comédie et du cinéma à la présidence des Etats-Unis ? C’est ce que propose de découvrir cet ouvrage.
Vous semblez établir des parallèles entre Ronald Reagan et Donald Trump, avez-vous l’intention de collaborer dans le cadre d’un autre tome sur le personnage pour étayer cette comparaison ?
Jean-Yves Le Naour : L’éditeur nous a demandé de faire un autre tome sur Margaret Thatcher. Elle arrive au pouvoir à peu près au même moment que Reagan, sauf qu’elle est beaucoup moins drôle ! Reagan collectionnait les blagues en ponctuant la politique de storytelling, alors que Thatcher est amusante dans sa violence. Le sous-titre pourrait être “La Sorcière qui a changé le monde”. Ces mots ne m’appartiennent pas ; Nixon avait qualifié Reagan de crétin, et lorsque le cercueil de Thatcher a traversé Londres, la chanson “Ding, dong, the witch is dead !” du magicien d’Oz retentissait dans toutes les rues. Ladite sorcière a donc bien changé le monde, car la manière dont il tourne aujourd’hui est toujours la sienne !
En réalité, nous sommes surtout dépendants du public pour ce qui est du choix des sujets. Car le secteur de l’édition est à la fois une œuvre et une industrie, dont il est impossible d’ignorer le facteur économique.
Cédrick Le Bihan : Je n’illustrerai pas le tome sur Thatcher, en revanche je travaille avec Jean-Yves sur un album qui portera sur l’armistice du 11 novembre. C’est plus compliqué d’y intégrer de l’humour, mais la patte et la façon de raconter – très fluide – y est toujours.
Trump a quand même piqué son célèbre slogan “Make America great again” à Reagan !
Si les traits de Reagan mis en avant dans la BD sont connus (méconnaissance de certains dossiers, paresse, faible concentration, etc), on peut presque difficilement croire certains passages… Classeriez-vous votre BD comme un album biographique, humoristique, historique ?
J.-Y. Le Naour : Je me concentre exclusivement sur les deux mandats de Reagan. Ce n’est donc pas une biographie, qui irait de la naissance à la mort, mais la capture d’un itinéraire politique. Le scénario résulte de recherches historiques approfondies – les événements, les répliques, les blagues sont fidèles aux faits – mais ce n’est pas un cours d’histoire. A l’instar d’un film, il y a une mise en scène qui relève des codes de la fiction. En tant que scénariste, même si je m’efforce de respecter l’histoire, je joue avec ces codes : citations tronquées, condensation de réunions de trois heures en trois cases… Ce n’est pas aussi rigoureux qu’un livre d’histoire, puisqu’il faut ici susciter des émotions, pour que le lecteur y prenne du plaisir. Cela vient aussi du dessin, qui parle autant que le texte.
Dans quelle mesure le ton adopté influence-t-il la manière de dessiner ?
C. Le Bihan : Tous les livres ont un graphisme un peu différent, il faut à chaque fois s’adapter et se renouveler. Sur la BD sur Reagan, j’ai opté pour style vintage évoquant les comics américains. Quant à l’ouvrage sur l’armistice, j’ai choisi d’utiliser des teintes bleutées, tout en restant dans le registre semi-réaliste. L’essentiel est de pouvoir reconnaître les personnages historiques, qui ont chacun une identité propre.
Dans une interview en 2018, Trump s’est auto-proclamé héritier de Reagan, et a selon lui “surpassé sa plus grande réalisation”. Qu’en pensez-vous ?
J.-Y. Le Naour : Sa filiation ne fait aucun doute sur le plan économique. Il utilise les mêmes procédés que Thatcher et Reagan : dérégulations forcenées, libération des entreprises, baisse massive des impôts des plus aisés avec la théorie du ruissellement – moins ils payent d’impôts, plus ils investissent, et cela profite aux plus pauvres. C’est toute une philosophie, que l’on retrouve aujourd’hui dans “l’oligarchie financière” dont parle Biden et qui menace la démocratie américaine.
En revanche, Reagan et Trump diffèrent grandement sur le plan politique et humain. Pour les Américains, Reagan est le président “sympa”, drôle et proche des gens – même si c’était aussi un rôle d’acteur ! Trump n’est pas sympathique. Même chez ses partisans, il n’est plus là pour faire rire ou séduire.
Autre différence : Reagan se savait limité, ne connaissait pas tout et écoutait ses conseillers, Trump, lui, ne fait confiance qu’à lui-même. Plus encadré par le Parti républicain lors de son premier mandat, il contrôle aujourd’hui totalement le Congrès. Et il est persuadé qu’il est “l’élu” et qu’il a “Dieu de son côté”.
C’est toute une philosophie, que l’on retrouve aujourd’hui dans “l’oligarchie financière” dont parle Biden et qui menace la démocratie américaine.
Cette tendance, que certains chercheurs qualifient de “libéralisme autoritaire”, autrefois incarné par Reagan ou Thatcher, est-elle selon vous de retour avec Trump ou Milei en Argentine ?
J.-Y. Le Naour : C’est davantage une continuité qu’un retour. Ils sont dans un sillon, que l’évolution des mœurs, des techniques et de la démocratie a conditionné. Dans les années 80, il n’y avait ni Twitter, ni TikTok. La technique crée aussi la société et sa pensée ; écrire en 400 mots, faire des discours d’1 minute 30, se lancer des punchlines, cela crée automatiquement de la conflictualité, contrairement à un débat policé, tranquille et calme, qui n’intéresse plus personne. Sans oublier que pour exister aujourd’hui, il faut avant tout être vu.
En ce sens, il existe deux écoles. Celle de ceux qui pensent que c’est l’évolution des mentalités qui est moteur de la société, et ceux qui, à l’inverse, estiment que ce sont les changements sociaux qui influencent les mentalités et les techniques. Je fais partie de la deuxième.
L’empreinte d’un tel personnage n’est pas qu’une parenthèse, mais tout un symbole.
La BD fait ressortir un Reagan menant une politique assez associée à sa personnalité et à sa communication, qui a fait date. Le trumpisme survivra-t-il après Trump ?
J.-Y. Le Naour : Je pourrais me défiler en disant que l’historien n’a pas de boule de cristal… (rires). On pouvait penser que Trump appartenait au passé après l’élection de Biden fin 2020. Sauf que l’empreinte d’un tel personnage n’est pas qu’une parenthèse, mais tout un symbole. Cela nous interroge sur l’évolution de nos démocraties. Entre Milei, qu’on représente en Trump argentin, et la Chine, paradis capitaliste et dictature très aboutie, on s’aperçoit que le libéralisme économique s’oppose parfois à la démocratie, ce qui était inconcevable après la chute de l’URSS. Même l’Europe, que l’on croit former une île défendant le droit contre la force ou encore l’environnement est menacée en son sein par Orban et d’autres… Nous sommes en plein tournant, et il y a intérêt à y répondre collectivement.
L’alternative à Donald Trump et au trumpisme était-elle le Parti démocrate tel qu’il est constitué et représenté aujourd’hui ?
J.-Y. Le Naour : Le parti démocrate, qui a longtemps dominé culturellement, n’a cette fois pas été capable de lutter contre le bulldozer du Parti républicain. Depuis Reagan, la tendance s’inverse. Même durant les mandats Clinton ou Obama, le cadre philosophique, d’action économique et politique était républicain. Côté démocrate, il faudra se réinventer et se repenser, réfléchir aux défauts de la campagne de Harris pour trouver un nouvel espoir.
C. Le Bihan : Avec Trump, au-delà de la question de sa durabilité, l’inquiétant est ce qu’il va faire. Quand on voit les soutiens et les déclarations d’Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos, il y a de quoi se méfier de l’usage qu’ils feront de leur influence.
Avec Trump, au-delà de la question de sa durabilité, l’inquiétant est ce qu’il va faire. Quand on voit les déclarations de ses soutiens que sont Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos, il y a de quoi se méfier de l’usage qu’ils feront de leur influence.
Par ailleurs, en bon « mâle alpha », le président américain impose sa présence avec cette certitude de dominer, comme du génie de ses idées… De quoi visiblement désarçonner bon nombre de ses adversaires.
La communication et l’apparence sont-elles plus importantes en politique aujourd’hui ? La vérité est-elle toujours une valeur cardinale ?
C. Le Bihan : En s’associant aux géants de la tech, Trump pourrait avoir un pouvoir de manipulation de l’opinion, de l’information et des masses. En plein essor de l’IA, capable de créer des images de n’importe quelle personnalité, cela lui permettrait de relayer des choses tantôt vraies, tantôt fausses, ou arrangées en sa faveur. Il maîtrise bien la communication sur les réseaux sociaux, et ses soutiens m’inquiètent tout autant par leur mainmise sur les moyens d’information des gens, et des jeunes notamment. Cette manipulation par le numérique, Trump l’a très bien comprise.
Reagan était lui-même un showman, bien avant l’avènement des réseaux sociaux. Son passé d’acteur rendait cette mise en scène d’autant plus naturelle.
Comment est-il aujourd’hui perçu, 45 ans plus tard, par l’électorat républicain ?
J.-Y. Le Naour : Il fait partie du trio de tête des présidents préférés des Américains : George Washington, Abraham Lincoln et Ronald Reagan. Parce qu’il a gagné la Guerre froide ! C’est incontestable pour les Américains, mais la vérité est plus complexe : c’est plutôt l’URSS de Gorbatchev qui a levé le drapeau blanc devant l’extrême méfiance de Reagan.
Cédric le représente d’ailleurs très bien ; les dessins de Reagan dans la cour de récréation, qui dépeignent un grand gamin ne voulant pas lâcher son jouet, avec dans sa main la vie de milliards de gens.
Donc, incontestablement, pour les Américains, cette victoire est totale, l’URSS est détruite, et la sortie de guerre est pacifique. Il a donc cette image qui le rend extrêmement populaire. L’avenir nous dira si Trump entrera tout autant dans le cœur de ses compatriotes.