“Le problème est réglé.” Depuis combien de temps n’avez-vous pas entendu ce constat rassurant ? Par contre, on vous rebat les oreilles d’une formule défaitiste : “C’est compliqué…” Avec son corollaire : “Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?” Or, la politique, c’est tout le contraire du byzantinisme. On va vous le démontrer, tiens ! Avec la complicité d’un grand empereur de Constantinople, qui a su avoir le dernier mot sur les Barbares.
“La prochaine fois, ce bougre de Samuel y regardera à deux fois !” Au soir de sa victoire de Kimbalongos sur le tsar bulgare, le 29 juillet 1014, Basile contemple l’étrange cortège qui défile à ses pieds. Le basileus byzantin rit à gorge déployée de ces milliers de prisonniers qui titubent, la tête en l’air, en tapotant le sol de leurs bâtons. Ces somnambules ne songent nullement à se prosterner devant les cothurnes écarlates de l’empereur qui, pour les épargner, fait mentir son terrible surnom de bulgaroctone : le tueur de Bulgares ! Ils bénéficient d’un traitement royal, les yeux crevés, qui est le privilège à Constantinople des souverains déchus, mais ils ignorent pourtant leur bienfaiteur. Loin de s’en offusquer, Basile est hilare…
Il guerroie contre l’ennemi héréditaire depuis bientôt deux générations. Sans enfants à 57 ans, il n’a pas d’héritier à qui transmettre, avec son étendard pourpre tissé d’or, l’éternel problème des Barbares du Nord. Certes, faute de marine, le khan Kroumn en 813, ou le tsar Syméon en 922, échouent tous deux sous les murs de Constantinople. Mais les défaites sanglantes infligées aux Bulgares par Constantin V ou Jean Tzimikès
ne procurent qu’un répit, car le perpétuel péril arabe disperse les forces de l’empire sur le pourtour de la Méditerranée. Il faut recourir aux armes à double tranchant : la conversion des Bulgares à la foi orthodoxe, qui change des incursions de pillards en rivalité pour l’hégémonie des Balkans, ou de hasardeuses alliances de revers avec d’autres Barbares – Russes, Magyars, Serbes… Et soudain, en moins de dix ans, un Samuel fait renaître de ses cendres l’État bulgare, du Danube à l’Adriatique !
À la fatalité, Basile oppose sa volonté d’en finir, qu’il impose par la mobilité de ses troupes. Ainsi, en plein hiver 994, quitte-t-il la Bulgarie pour la Syrie, volant de brasier en brasier avec toute son armée. Il traverse l’Asie mineure en seize jours seulement, chaque soldat chevauchant une mule de course et tenant en laisse son cheval de bataille. L’Orient est gagné depuis treize ans, mais il ne faut plus perdre le Nord. Le point final est mis au point de passage obligé, et c’est l’historien Louis Bréhier qui l’écrit dans son fameux ouvrage Vie et mort de Byzance :
“Samuel essaya de défendre la passe de Kimbalongos que Basile empruntait chaque année pour envahir la Macédoine occidentale. Elle était barrée par des palissades derrière lesquelles des troupes nombreuses couvrirent les Grecs de projectiles, mais, pendant que Basile l’attaquait de front, Nicéphore Xiphias tourna la position et attaqua subitement par derrière les Bulgares qui s’enfuirent en désordre. Avec une cruauté raffinée, Basile fit aveugler 15 000 prisonniers bulgares et les envoya à Samuel en laissant un borgne par centaine pour servir de guide.”
“Cruauté raffinée” sans doute, mais certainement pas gratuite, car Basile veut vaincre et convaincre. Malgré les prodiges de la cavalerie de Byzance dans les défilés macédoniens, l’honneur de la dernière charge, après trois siècles de conflit, échoit à une cour des miracles !
Il n’y aura pas de prochaine fois : “La vue de cette troupe lamentable fit un tel effet sur le tsar qu’il tomba foudroyé par une attaque d’apoplexie et mourut le 6 octobre 1014.” Samuel en a trop vu, mais Basile, lui, en verra d’autres : le 15 décembre 1025, alors que le basileus est à l’article de la mort, le moine Alexis lui présente la tête coupée de Jean-Baptiste dans le plateau précieux qui lui sert d’auréole. L’agonisant a pour l’horrifique relique les yeux d’Hérodiade et, sur les paupières closes du saint martyr, porte un calme regard d’icône. Pour tout l’or de l’autre monde, Basile crée Alexis patriarche de Constantinople séance tenante, sans consultation du synode, mais avec la complicité de la Providence qui vient de rendre le siège vacant. Après tant de guerres atroces, le grand empereur meurt en paix.
On regrettera que l’histoire de l’empire byzantin qui fut, pendant un millénaire, le trait d’union entre l’Orient et l’Occident, soit aussi méconnue de nos politiques. À l’exception peut-être d’Edgar Faure, qui apprend au début de sa carrière à raisonner un autre type de Barbares… On se fera donc un plaisir de re- plonger dans le premier tome de ses Mémoires, dont le titre – “Avoir toujours raison… c’est un grand tort ” – est un hommage de sa brillante intelligence à l’indispensable bêtise de proximité (feinte ou sincère, peu importe) qui garantit le succès en politique.
Automne 42 : l’idéal, selon Edgar Faure, consiste à passer tout simplement de la France occupée à la France libre, en s’épargnant aussi bien l’inutile détour de Londres que “l’épreuve des sentiers pyrénéens et des prisons espagnoles”. Il tâche donc de se faire nommer professeur à Alger, comme l’ami Louis Joxe, pour arpenter à son aise les prochaines allées du pouvoir. Il attend son heure, la onzième, pour rejoindre l’Afrique du Nord par le dernier paquebot assurant la liaison régulière avant le débarquement allié sur les côtes marocaines. Joxe, bientôt bombardé secrétaire général du Comité Giraud-de Gaulle, charge l’ami Edgar, puisqu’il est là, de la toilette juridique des textes enfantés par ce gouvernement bicéphale. Et voilà Maître Faure prêt à affronter, le dos au Code, “de véritables monstruosités juridiques”, édictées par des ministres enragés, qui ne rêvent que loi du talion et justice expéditive.
1er dragon, une législation d’exception contre les ex-miliciens :
Revêtu de la lourde armure des juristes, il pourfend “un texte parsemé de signatures ” à coups de “notes et explications ”, en pure perte, jusqu’à l’arrivée providentielle de saint Georges-de Gaulle qui sabre ce torchon “d’un trait rageur avec un commentaire impitoyable”.
2ème dragon, la dégradation de Pétain sur le modèle de Dreyfus :
Moulé sous sa toge dans le slip de Tarzan, il caresse dans le sens du poil le grotesque projet de “cérémonie spéciale” et, d’une seule surenchère cromagnonesque, le tue dans l’œuf : “Il me fut possible, plus tard, de faire écarter par mes seules forces un projet établi par l’un des ministres et qui prévoyait une cérémonie spéciale pour le maréchal Pétain. Il s’agissait de le dégrader place de l’Étoile, sur le front des troupes, après quoi son bâton de maréchal serait solennellement cassé. ‘‘On pourrait le lui casser sur la tête’’, proposai-je. Cette réflexion suffit à régler l’affaire.”
Sans souci des hauts cris d’Edgar, cette justice vengeresse quitte bientôt la jungle africaine pour le zoo parisien où, lors des règlements de compte de la Libération, elle va recevoir son tribut de viande froide à travers les barreaux de la légalité républicaine.
Savoir trancher
Pour régler un problème, vous l’avez compris, il faut savoir trancher dans le vif. Pierre Mendès-France disait fort bien que “gouverner, c’est choisir”, mais sa formule émousse trop le tranchant de la décision politique, que nous restitue si bien le récit fondateur du “vase de Soissons ” dans l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours : “en ce temps, beaucoup d’églises furent pillées par l’armée de Clovis car il était encore enfoncé dans l’erreur. C’est ainsi que ses troupes avaient enlevé d’une église un vase d’une beauté merveilleuse. L’évêque de cette ville envoya un messager au roi Clovis pour lui demander de le lui rendre. (…) Arrivant à Soissons où toute la masse du butin avait été placée, le roi dit : ‘‘Je vous prie, très valeureux guerriers, de ne pas vous opposer à ce que me soit donné hors part royale ce vase.’’ (…) Or un homme jaloux, ayant levé sa hache, frappa le vase en criant : ‘‘Tu n’auras rien ici que ce que le sort t’attribuera vraiment.’’ Une année plus tard, Clovis fit défiler son armée pour inspecter la propreté des armes. Il s’approcha du briseur de vase et lui dit : ‘‘personne n’a apporté des armes aussi mal tenues que les tiennes.’’ Et saisissant la hache de l’homme, il la jeta à terre. Tandis que celui-ci s’était incliné pour la ramasser, le roi lui envoya alors sa propre hache dans la tête en disant : ‘‘Souviens-toi du vase de Soissons !’’ ”
Oui, souvenons-nous que la France porte le nom d’un peuple barbare que son chef a retourné comme un gant en 487, en scellant d’une main de fer son alliance avec l’Église qui changeait les agresseurs en défenseurs : le problème était réglé pour mille cinq cents ans, n’en déplaise aux “rois fainéants” qui trouvent moins ‘‘compliqué’’ de faire semblant que sanglant (au sens figuré, évidemment).
Edgar Faure/Secrets d’État – Secrets de Famille
Rodolphe Oppenheimer et Luc Corlouër
Editions Ramsay
320 pages
19€