Selon le rapport de la Cour des comptes sur la gestion des enseignants, “l’Education nationale ne souffre pas d’un manque de moyens mais d’une utilisation défaillante des moyens existants”. Partagez-vous cet avis ?
Un grand syndicat de l’Education nationale a déclaré que ce rapport pourrait être un “rapport Chatel”; j’en ai été très heureux. Oui, je confirme les propos de la Cour des comptes. Ils viennent conforter la politique que nous avons menée pendant cinq ans pour l’Education nationale, une politique de transformation de son organisation.
La Cour dit aussi que la réduction des effectifs ne constitue pas une panacée…
Nous ne nous sommes pas contentés de cela et l’Education nationale est un lourd paquebot dont les réformes ne produisent leurs effets que progressivement. Ce que dit clairement la Cour des comptes et ce que montrent toutes les enquêtes internationales est qu’il n’y a pas de lien entre le niveau des moyens et l’efficacité du système éducatif. Ce n’est pas parce qu’on augmente le nombre d’enseignants qu’on a davantage de performance. La France en est l’illustration : en trente ans, nous avons augmenté de 80 % en euros constants le budget de l’Education nationale sans que le niveau moyen suive. Tout indique que d’autres leviers se révèlent plus efficaces.
La Cour des comptes note que les résultats auraient plutôt tendance à baisser. Comment l’expliquez-vous ?
Le système éducatif français a beaucoup de mal à passer de la massification à la personnalisation. Jusqu’à la fin des années 70, il formait l’élite, puisque seulement 20 % d’une classe d’âge accédait au bac; aujourd’hui, la proportion est de 80 % ! Vous n’enseignez plus de la même manière lorsque vous accueillez dans votre classe tous les petits Français. Il y a une hétérogénéité qui nécessite des pratiques différenciées. Mais si le métier d’enseignant a changé, son environnement n’a pas bougé.
Est-ce ce qui explique que, dans la France pays égalitaire, l’impact des origines sociales sur les résultats scolaires y est deux fois plus important que dans les pays qui réussissent le mieux ?
En vérité, c’est le cas dans tous les pays de l’Union européenne, mais c’est exacerbé en France. Le constat se répète depuis 25 ans. Si la situation empire, cela tient de fait à un système bloqué qui n’a pas su adapter les méthodes de travail aux exigences actuelles. Le métier d’enseignant, aujourd’hui, ne saurait consister à abaisser le niveau pour qu’il y ait davantage d’enfants qui passent la haie. Il faut tenir compte de l’hétérogénéité : détecter les trois ou quatre qui iront peut-être en classes prépas et accéderons à une grande école; s’occuper du noyau dur; s’inquiéter des 5 ou 6 qui risquent le décrochage. Si vous n’avez pas de méthodes différenciées ni les moyens de travailler par petits groupes, vous finissez par surtout suivre ceux qui ont le plus de facilités et qui sont souvent les plus aisés. Résultat : à l’entrée en sixième, 15 % des élèves sont des enfants de cadres; dans les grandes écoles, il n’y a que 15 % d’enfants d’ouvriers.
Cela tient-il aussi au contenu des enseignements, qui sont souvent abstraits ?
L’Ecole de la République a toujours été comme cela sans que ces inégalités soient aussi criantes. Elle allait chercher le fils de paysans ne sachant ni lire ni écrire pour le conduire jusqu’à Polytechnique ! Cet ascenseur-là est un peu en panne parce qu’on n’a pas voulu faire plus pour les élèves qui avaient le plus de besoins. C’est l’idée qui a poussé à créer les “internats d’excellence” : proposer aux enfants méritants qui réussissent un environnement de travail favorable. En 1ère ou terminale scientifique, un élève a quatre heures de travail personnel tous les soirs. Si sa famille vit à huit dans un deux pièces, il lui est impossible de le faire.
Comme ministre de l’Education nationale, j’ai vécu à cet égard des expériences fantastiques. A Sourdain, des parents d’origine africaine, très modestes, m’ont dit à propos de leur fils, très doué à l’école : “C’est un miracle de la nature, nous vous le confions”.
Le métier d’enseignant a changé, mais pas son cadre, dites-vous. Faut-il modifier le statut ?
Nous avons un statut qui est régi par un décret de 1950. C’était un autre siècle ! Il parle toujours d’heures de cours, alors qu’aujourd’hui, la part de l’instruction dans le travail d’un enseignant est moins importante. D’autres missions s’imposent, comme le soutien scolaire ou la participation aux projets pédagogiques. Selon une étude que nous avions réalisée, l’un des premiers leviers tient à la capacité des enseignants à travailler en équipe, à porter des projets collectifs. Il y a aussi le lien avec les parents… Tout cela prend du temps, or on n’évalue que le temps de l’instruction.
Vous aviez lancé une réforme de cette évaluation…
Oui; c’est un bon et un mauvais souvenir. Un bon, car la concertation avec les syndicats a duré deux ans et je pense avoir montré que, par cette méthode de travail, des changements profonds étaient possibles. Un mauvais, car si les syndicats étaient d’accord sur la nécessité de revoir l’évaluation, ils ont refusé de coopter la réforme, parce que l’élection présidentielle approchait. La politique a repris le dessus.
J’ai quand même signé le décret mettant en œuvre la réforme. L’évaluation ne résultait plus d’une inspection qui n’avait lieu en moyenne que tous les sept ans et selon un mode artificiel et archaïque. Elle devenait de la responsabilité du chef d’établissement, avec prise en compte de l’appréciation d’un inspecteur. Comme dans une entreprise – je dis un gros mot ! – il y a un responsable, qui n’est pas expert en tout mais qui s’entoure de compétences et qui, à la fin, apprécie les performances du collaborateur. C’est comme cela que l’Education nationale se modernisera. Mais la première mesure de mon successeur a été d’abroger ce décret.
Faut-il annualiser le temps de service, comme le propose la Cour des comptes ?
Oui. Les vrais changements doivent donner de la souplesse. Il faut donc plus d’autonomie pour les établissements scolaires et plus de marges de manœuvre pour les chefs d’établissements. L’annualisation du temps de travail en est un des éléments. Cela peut être aussi la bivalence, c’est-à-dire favoriser l’enseignement sur deux matières. Cela existe déjà, en histoire et géographie par exemple, et cela doit être étendu.
C’est une voie intéressante pour les années qui viennent. Pour les enseignants qui y gagneront ouverture d’esprit et intérêt pour leur métier. Pour les élèves qui bénéficieront d’une plus grande continuité dans la relation avec les enseignants. Pour l’organisation du système, qui en sera facilitée. Dans un département rural comme le mien, la Haute-Marne, certains collèges comptent à peine plus de 100-110 élèves. Imaginez les difficultés du principal lorsqu’il doit trouver un professeur d’allemand pour quelques élèves et quelques heures par semaine ! La bivalence apporte plus de souplesse.
Pour vous, le progrès réside plus dans la souplesse que dans la suppression du collège unique, donc…
Je n’ai jamais dit qu’il fallait supprimer le collège unique. Je pense qu’il a beaucoup apporté car il a permis à plusieurs générations d’entrer au lycée et a donné un tronc commun d’enseignements nécessaire dans notre pays. Simplement, il fallait – et nous avons commencé à le faire – y apporter de la souplesse, en effet. Avec l’objectif d’offrir à certains élèves, avant même le couperet de l’entrée en seconde, la possibilité de s’orienter progressivement vers des filières professionnelles. C’est-à-dire d’autoriser soit l’apprentissage soit des pré-orientations. C’est ce qu’on a appelé le pré-professionnel, des classes où on sensibilise aux métiers manuels.
Aujourd’hui, les lycées professionnels accueillent un tiers des lycéens, mais il arrive que des élèves de 14 ans se trouvent en situation d’échec au collège et peinent à continuer. Il faut les maintenir dans le collège unique tout en retenant leur intérêt via des disciplines professionnelles.
Le métier d’enseignant n’attire plus beaucoup. Connaît-il une « crise des vocations » ?
Il convient d’être prudent dans l’analyse des chiffres. Nous avons décidé de recruter nos enseignants au niveau master, bac plus 5 donc, comme dans tous les grands pays développés. Auparavant, ils entraient à l’IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres) après la licence, ce qui leur donnait un niveau bac plus 4. Automatiquement, vous recrutez dans un vivier moins important, puisqu’il y a 30% d’étudiants en moins en master qu’en licence. Vous avez mécaniquement moins de candidats. Malgré cette réserve, le phénomène de désaffectation est réel.
Pourquoi ?
J’attribue la baisse des vocations à plusieurs phénomènes. On a dévalorisé le métier en ne tenant pas compte de l’évolution de ses missions. On n’a pas intégré l’évolution des carrières dans la gestion des enseignants. Si le fait de bien faire votre métier a peu d’impact sur votre avenir professionnel, c’est peu motivant. C’est pourquoi il faut revoir l’évaluation, afin que l’enseignant qui s’investit dans sa classe et participe aux projets de l’établissement en voie les effets sur ses perspectives de carrière.
On a aussi découragé les enseignants financièrement. Leur rémunération en France est inférieure de 30 % à la moyenne européenne dans le primaire et de 10 % dans le collège. Nous y avions remédié en leur redistribuant la moitié des économies réalisées par le non-remplacement d’un enseignant sur deux partant en retraite. J’ai ainsi pu augmenter de 18 % les enseignants en début de carrière ! Quelle entreprise a pu en faire autant pendant ces 5 années de crise ?
Il fallait continuer. Malheureusement, mon successeur a déjà annoncé qu’il n’augmenterait pas les salaires. Il fait à nouveau le choix de la quantité sur la qualité, au risque de créer des postes précaires dans l’Education nationale sans revaloriser les enseignants actuels.
Selon la Cour des comptes, certains établissements sont en sous-effectifs, d’autres en sur-effectifs. Faut-il plus de mobilité ?
Il y a une différenciation du nombre d’enseignants qui ne me choque pas. Si vous enseignez à Louis-Le Grand, vous pouvez avoir 40 élèves par classe. Mais dans un lycée d’un quartier difficile de banlieue, 20 par classe, c’est déjà beaucoup. On a besoin d’un taux d’encadrement plus élevé, d’enseignants qui font le lien, de projets pédagogiques plus construits. C’est pour cela que j’avais lancé le dispositif « Eclair » : dans les collèges les plus difficiles, les chefs d’établissement disposaient d’une autonomie de recrutement et pouvaient prendre des professeurs volontaires.
Contrairement aux idées reçues, il y a beaucoup d’enseignants, surtout en début de carrière, qui sont demandeurs pour travailler dans les ZEP (zones d’éducation prioritaire). Parce qu’ils ont l’impression que leur métier sert à quelque chose et qu’ils voient les progrès de ces jeunes. Il faut les encourager. En leur donnant des points pour les attributions de mobilité ultérieure. En leur donnant des primes. C’est ce que permettait ce dispositif « Eclair » sur lequel le gouvernement revient.
La gauche vous accuse d’avoir sacrifié la formation des enseignants. Que lui répondez-vous ?
C’est une caricature dressée depuis trois ans maintenant. En fait, nous n’avons pas supprimé la formation initiale des enseignants, nous l’avons intégrée à l’Université, à qui nous faisions confiance pour remplir cette mission. D’autant, qu’à l’instar de tous les pays développés, nous avions décidé de recruter au niveau master.
La réforme s’est faite rapidement et la première année de mise en œuvre a certes été un peu difficile. Mais, dès la rentrée 2011, nous avons rétabli l’équilibre entre la formation théorique et la formation pratique dans la classe. Le nouveau système mis en place est un vrai retour en arrière, le rétablissement sous un autre nom des IUFM.
Seulement 4000 communes appliqueront la réforme des rythmes scolaires dès cette rentrée. Est-ce un échec ?
J’étais favorable à une réorganisation des rythmes scolaires, mais à une réorganisation globale. En ne traitant que du mercredi matin dans le primaire, le gouvernement a pris le sujet par le petit bout de la lorgnette ! Et il s’est ensuite pris les pieds dans le tapis sur la méthode. Il annonce la réforme à grand renfort de communication mais oublie que cela impacte les collectivités locales. Une fois de plus, il y a transfert de charges sans transfert de ressources. A Chaumont, dont je suis maire, c’est deux points de fiscalité en plus pour la ville ! Je ne peux pas les supporter. Beaucoup de communes ont été obligées de reporter l’application des nouveaux rythmes à la rentrée 2014.
J’ai été par ailleurs choqué que le gouvernement baisse la barre au niveau de l’exigence dans les centres de loisirs. Il autorisera plus d’enfants par animateur, au risque d’un encadrement moins sûr et moins efficace.
Droite comme gauche semblent incapables de faire évoluer le « mammouth ». Comment l’expliquez-vous ?
Il est faux de dire que l’Education nationale n’est pas réformable. Il s’y passe d’ailleurs beaucoup de choses; elle change; elle s’adapte. J’avais coutume de dire que l’Education nationale avait moins besoin d’un Grand soir que de petits matins quotidiens. Si vous arrivez en voulant faire une grande réforme, vous échouerez. Par contre, vous pouvez faire plein de choses dont on ne parle pas au journal de 20 heures et c’est tant mieux.
J’ai ainsi mis en place un recrutement « sur profils » dans les collèges difficiles, une évaluation plus juste des enseignants, un contrat de performance entre l’administration centrale et les rectorats pour travailler sur les indicateurs…
En revanche, tout achoppe sur deux ou trois sujets majeurs qui bloquent tout le système. Parmi eux, il y a la question des moyens. La gauche veut croire que plus on mettra d’argent, meilleurs seront les résultats. François Hollande a fait sa campagne sur ce thème avec ses 60 000 postes d’enseignants supplémentaires.
La Cour des comptes montre que c’est faux. Didier Migaud n’est pas issu des rangs de l’UMP que je sache ! Claude Allègre est un homme de gauche. Cela n’empêche pas d’être responsable. Ce que nous avons essayé de faire, ce que je préconise aujourd’hui, ce n’est pas une invention de la droite française, mais les bonnes recettes qui se dégagent des systèmes éducatifs des pays développés.
Comment débloquer le système ?
Il faudrait, sur les sujets capitaux, un consensus entre la droite et la gauche. Pour cela, la gauche doit faire sa révolution culturelle sur l’école. Sa pensée reste accrochée à des principes d’une autre époque. Sa vision est archaïque, alors qu’à la base, les enseignants sont beaucoup moins conservateurs qu’on ne le dit.
Vincent Peillon ne croit pas un mot de ce qu’il dit sur les moyens. Simplement, il est enfermé dans le discours de la gauche française, à contre-courant de tout ce qui se passe en Europe.
Pourquoi ne laisse-t-il pas en place ce que vous avez engagé ?
La gauche opère de fait un détricotage systématique de ce que nous avons fait. Elle supprime les internats d’excellence, les collèges Eclair, l’évaluation nouvelle des enseignants… Elle remet en cause les bourses au mérite pour les bacheliers qui ont obtenu la mention « Très bien ». Elle revient aux IUFM. Elle envisage de revenir sur l’histoire comme sujet du bac en fin de première alors que le Conseil supérieur de l’Education a voté contre le retour à l’ancien système, donc pour ma réforme. Tout cela pour des raisons uniquement dogmatiques. Que de temps perdu pour la réussite de nos enfants et pour la satisfaction de nos enseignants !