Début janvier, l’association Formindep a publié le premier classement des universités françaises en fonction de leur degré d’indépendance. En filigrane, la question des liens qu’entretiennent ces établissements avec l’industrie pharmaceutique est posée. Véritable menace pour la santé publique ou rapprochement salutaire des sphères publique et privée ? Sur ce point, les avis divergent.
Des pains au chocolat et des réglettes. Anecdotiques en apparence, ces cadeaux régulièrement mis à la disposition des étudiants en médecine cristallisent la présence des laboratoires dans leur quotidien. Depuis treize ans, le Formindep, sous forme d’association, lutte pour que leur formation soit pourtant exempte de toute influence. Au soir du 9 janvier, à son initiative, le classement des trente-sept facultés de médecine françaises en fonction de leur indépendance vis-à-vis des laboratoires est publié dans la revue scientifique PLOS ONE.
Les résultats laissent songeur. Faute d’information disponible, 28 universités sur 37 ont obtenu la plus mauvaise note en termes d’indépendance, par défaut. Et bien que la faculté Lyon-Est arrive première du classement, elle ne totalise que 5 points sur les 26 possibles. Un peu comme si le premier d’une classe ne se targuait que d’un 4 sur 20 de moyenne générale…
Pour élaborer ce classement, le Formindep a eu recours à plusieurs procédés parmi lesquels une demande directe d’informations adressée à chaque doyen d’université. Sur les 37 contactés, seuls trois ont répondu aux sollicitations de l’association. Pour sa présidente, Anne Chailleu, ce silence traduit leur « réel désintérêt » pour la question. Le principal auteur du classement, le doctorant en sciences de l’éducation Paul Scheffer, se montre plus optimiste. Le jeune homme se félicite de la réponse donnée par la Conférence nationale des doyens, quelques jours après la publication du classement. Dans un communiqué, ses membres affirment en effet s’allier pour « prendre exemple sur les facultés européennes et/ou américaines, où la transparence est affichée plus clairement sur le portail des UFR ».
Interrogé, le Comité de Déontovigilance des Entreprises du Médicament (Codem), chargé de veiller au respect de la déontologie au sein de l’industrie pharmaceutique, ne condamne pas l’initiative du Formindep. « Une alerte a été donnée. Nous la respectons, bien que la méthodologie utilisée pour créer ce classement peut être questionnée. L’objectif est maintenant d’élaborer une solution équilibrée, pour lutter efficacement contre les conflits d’intérêts » commente son président, le docteur Grégoire Moutel.
L’amphithéâtre Boiron
Mais quels liens – éventuellement problématiques – sont visés précisément ? Par l’intermédiaire des fondations d’universités, les laboratoires peuvent par exemple financer des nouveaux bâtiments ou des réfections. L’amphithéâtre Boiron (du nom du laboratoire de produits homéopathiques) accueille par exemple les étudiants de Lyon Sud depuis 2011. On apprend aussi dans le rapport d’activité 2014 des fondations de l’Université de Strasbourg qu’un don du laboratoire Sanofi a permis au palais universitaire de restaurer les statues qui ornaient sa façade. La société fait d’ailleurs partie du « Cercle argent » des grands donateurs de l’université : le montant de ses dons sont compris entre 100 000 et 249 999€ depuis 2009.
Pour Philippe Lamoureux, Directeur général de l’association professionnelle des entreprises du médicament (LEEM), cet engagement des laboratoires à l’université n’a rien de choquant, il serait même souhaitable. « Les sphères publique et privée doivent cesser de s’ignorer. Cela s’inscrit dans la logique des partenariats public-privé. » Grégoire Moutel (Codem) enchaine à propos du mécénat des laboratoires : « Le vrai danger serait que les industriels se désengagent. Si les mécènes se retirent, que deviendraient nos institutions ? ».
Sympathie et reconnaissance
La présence des laboratoires est aussi visible au sein des hôpitaux, par le biais des visiteurs médicaux. « Ils font partie des murs de l’hôpital » constate la présidente du Formindep. Des petits-déjeuners sont régulièrement organisés, à l’occasion desquels ils présentent de nouvelles molécules. Externes et internes y sont bien entendu conviés, et attirés à grand renfort de viennoiseries disposées sur les tables. La tentation de déguster ces gourmandises – cadeaux des laboratoires – peut être grande après plusieurs éreintantes heures de garde.
Offrir des réglettes permettant de mieux lire les électrocardiogrammes fait aussi partie des techniques d’approche les plus communes. Soit des dons de petits objets sans grande valeur pécuniaire. Serait-il possible que cela puisse tout de même influencer les prescriptions ? La revue Prescrire s’est penchée sur la question dans son article : « Petits cadeaux : des influences souvent inconscientes mais prouvées ». L’auteur y conclut : « Si les petits cadeaux sont efficaces, c’est parce qu’ils font appel aux ressorts psychologiques (sympathie, reconnaissance, etc.) (…) mais aussi parce que rien de cela n’est conscient chez le récipiendaire ».
Le gruyère de la base transparence santé
Ces petits présents ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. L’Etat s’intéresse davantage aux dons de plus grande valeur financière : matériel médical, repas, hébergements ou transports. La loi dite « Bertrand » du 29 décembre 2011 consacre l’obligation pour les laboratoires pharmaceutiques de déclarer tout cadeau et avantage qu’ils accordent aux professionnels de santé et étudiants, à partir de 10 euros. Depuis un décret d’application pris par Marisol Touraine en décembre 2016, les professionnels de santé doivent aussi rendre public le montant des contrats qu’ils concluent avec des laboratoires. La Base transparence santé, en accès libre, agrège l’ensemble des cadeaux déclarés ainsi que leur bénéficiaire.
Une députée s’est montrée particulièrement impliquée lors de l’élaboration de la loi Bertrand. Catherine Lemorton, pharmacienne de formation, avait déjà une sensibilité développée pour le sujet. Elue à l’Assemblée nationale en 2007, sa lutte contre l’influence des laboratoires pharmaceutiques remonte à 2008 lorsqu’elle rédige un rapport sur la consommation de médicaments en France. Les sollicitations des laboratoires étant incessantes, elle découvre l’étendue de leur volonté de contrôle. Depuis, elle a fait de la régulation des actions de lobbying – que ce soit auprès des parlementaires ou des professionnels de santé – le cheval de bataille de sa mandature.
La députée PS reconnaît elle-même que la loi est perfectible. « Les laboratoires doivent venir volontairement déclarer tout cadeau offert aux professionnels de santé (médecins, soignants, pharmaciens, etc.), mais très honnêtement, je ne sais pas quel moyen de contrôle on a. Comment peut-on savoir si un labo n’a pas invité discrètement un ou deux médecins à déjeuner ? »
Un « risque de vision biaisée du médicament »
Pour Anne Chailleu du Formindep, le système de contrôle actuel devrait être revu de fond en comble. Catherine Lemorton nuance, les mesures en place seraient déjà « mieux que rien » : « La loi Bertrand est une avancée. D’autant plus au vu du puissant lobbying qui a présidé à son élaboration, et du manque de moyens humains disponibles pour s’assurer de son application ».
Le LEEM rejoint la députée sur au moins un point : ce cadre légal est un progrès. « Des évolutions positives ont été constatées depuis la publication des textes récents. Il faut cesser de pointer exclusivement les dysfonctionnements et se féliciter de la dynamique en cours ».
« Les forts liens entre les universités et les laboratoires impliquent un risque de vision biaisée du médicament. » affirme tout de même Mme Lemorton. Des mauvaises prescriptions, par exemple. Le docteur Bernard Bégaud, cité en 2013 par Le Monde lors du procès du laboratoire Servier pour l’affaire Mediator, considère qu’un tiers des 18 000 décès par an liés aux médicaments sont causés par des prescriptions injustifiées. « Cette vision erronée des médicaments peut créer une menace pour l’intérêt du patient et pour l’intérêt général. Si je suis réélue députée en juin 2017, j’engagerai sur ces questions une commission d’enquête parlementaire » continue la députée.
De la pire à la meilleure note : le cas Harvard
Outre-Atlantique, des étudiants en médecine ont aussi pris le problème à bras le corps. The New York Times racontait en 2009 l’engagement contre les conflits d’intérêt pris par plusieurs étudiants de Harvard après avoir découvert qu’un de leur professeurs était aussi consultant rémunéré pour plusieurs laboratoires pharmaceutiques.
Il faut dire que les Etats-Unis ont inspiré la France sur l’idée même d’un classement, dont les résultats ont été là-bas très probants. En 2007, l’Association américaine des étudiants en médecine (AMSA) attribue une note de A à F à toutes les universités de médecine du pays. La prestigieuse Harvard sort piteuse, affublée de la pire note : un F. Neuf ans plus tard, le classement 2016 lui attribue un A, et 41 autres facultés partagent avec elle cette excellente note.
Peut-on espérer qu’en France, les lignes bougent de la même façon ? Du côté du Formindep, les projets sont en tous cas d’envergure. « Une édition 2017 du classement est en préparation » annonce Paul Scheffer. « Nous réfléchissons aussi à un classement des hôpitaux en fonction de leur perméabilité aux sollicitations de l’industrie du médicament. De quoi mettre un coup de pied dans la fourmilière. »