Célébrer, ne pas célébrer, telle est la question ! On ne sait plus très bien ce que prévoit Emmanuel Macron. Le Président de la République, qui n’était même pas encore né à cette époque, avait envisagé de marquer l’événement avant de renoncer à le faire, tout en disant qu’il réfléchissait encore. De leur côté, les acteurs emblématiques de la révolte, Alain Krivine et Daniel Cohn-Bendit en tête, s’en désintéressent. Pourtant cette commémoration fait couler beaucoup d’encre avec un curieux mélange de nostalgie et de mise en accusation.
Mai 68 c’est la cohabitation de deux évènements. Un mouvement étudiant d’abord, suivi de la plus grande grève générale de l’histoire de France. Cette dernière qui mobilisa 10 millions de personnes et paralysa le pays, aboutira le 27 mai, aux accords de Grenelle. Ils se traduisirent par une augmentation de 35% du Smic et par la création de sections syndicales d’entreprise.
De la “Commune étudiante”, avec ses barricades, ses drapeaux rouges et noirs, l’occupation des facultés, les happenings, une prise de parole multiforme, on a retenu les slogans : “Il est interdit d’interdire”, “Sous les pavés, la plage”, “Jouir sans entraves”, “L’utopie au pouvoir”… Un fourre-tout mêlant les éléments les plus contradictoires. Un immense chahut, un “carnaval” selon Raymond Aron.
Un inventaire compliqué
D’après un récent sondage réalisé par Harris Interactive pour “Le Nouveau Magazine littéraire”, 79% des personnes interrogées pensent que Mai 68 a eu des conséquences “plutôt positives” pour la société française. Globalement ces résultats donnent du baume au coeur aux tenants de la défense des idées de mai. Patrice Maniglier, philosophe et maître de conférences à l’université de Nanterre, commentant le sondage, déplore toutefois que “le contenu fortement ouvrier et anticapitaliste” ait été oublié dans la mémoire collective. Pour lui “Mai 68 est plutôt une fenêtre brisée sur des possibilités de l’histoire qui n’ont pas été réalisées”. L’horizon révolutionnaire se serait perdu dans les sables !
Quant à la sociologue Julie Pagis, auteur de “Mai 68, un pavé dans leur histoire” (1), elle s’insurge contre les figures médiatiques qui ont “dépossédés de leur mémoire les soixante-huitards ordinaires” comme ses parents devenus agriculteurs néoruraux. Ils ne se reconnaissent pas dans les trajectoires des vedettes comme Daniel Cohn-Bendit ou encore Serge July, qui auraient réécrit l’histoire de Mai 68 à l’image de leurs trajectoires personnelles ! En cela elle rejoindrait presque Éric Zemmour pour qui “l’idéal libéral-libertaire a permis à certains soixante-huitards de faire carrière.”
“L’héritage impossible” ?
Depuis de nombreuses années le sociologue Jean-Pierre Le Goff, se penche sur cette question. Auteur de “Mai 68 : l’héritage impossible” (2), il vient de publier à partir de ses souvenirs et archives personnelles : “La France d’hier. Récit d’un monde adolescent. Des années 1950 à Mai 68”.
Pour lui, les évènements ont été “à la fois un révélateur et un accélérateur des mutations de la société française. (…) Les soixante-huitards ne sont pas responsables de tous les maux que nous connaissons aujourd’hui. (…) Le bouleversement était sousjacent depuis les années 1960, porté par les conditions nouvelles de la société de consommation et de loisirs.”
La rupture de la transmission
Mai 68 c’est l’apparition du “peuple adolescent” (3). Pour Jean-Pierre Le Goff, il s’accompagne de “l’avènement d’un individualisme de déliaison et de désaffiliation” (…) : l’autonomie érigée en absolu, le rejet de toute forme de pouvoir, la mémoire pénitentielle, et cette idée que l’homme est naturellement bon, que tout le mal vient du pouvoir, des institutions, de la morale… qui pervertissent cette bonté naturelle”. L’héritage est impossible, selon le sociologue, du fait de la rupture dans la transmission.
Pour Paul Yonnet, Mai 68 c’est l’apparition du “peuple adolescent”.
Pour Pierre Manent, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (l’EHESS), mai 68 n’a pas été un mouvement fondateur. Comme Jean-Pierre Le Goff, il considère que c’est “un évènement révélateur qui a cristallisé le passage d’une époque à une autre”. Mai 68 a opéré le passage du “citoyen agissant à l’individu jouissant”. Il met en cause “la liberté illimitée [qui] nous entraîne, et qui prive de sens tout commandement motivé par le bien commun”. Ses conséquences seraient apparues dans les décennies suivantes. “Nous n’avons pas changé de régime politique mais de moeurs, c’est-à-dire de rapport aux institutions et à la loi”.
Malentendus autour d’un évènement multiforme
Moment de catharsis dans une société en pleine modernisation tout juste convertie à la consommation de masse, Mai 68 est devenu un mythe dans lequel on confond l’événement lui-même avec les années qui suivront. Il faut se méfier des lectures rétrospectives. L’antiracisme était à visée universelle et l’écologie encore dans les limbes, on n’hésitait pas à abattre les arbres du quartier latin pour ériger des barricades !
La vérité se situe entre la lecture revancharde, regrettant des époques fantasmées et le sectarisme des tenants du dogme.
Quand Julie Pagis remarque que mai 68 débouche “vers des luttes de femmes qui permettent véritablement de changer leur vie par la remise en cause du patriarcat, de la division sexuée des tâches, de l’institution familiale ou encore du couple jugé bourgeois”, elle ne contredit pas Éric Zemmour pour qui ce mouvement a remis en cause les valeurs traditionnelles que sont la famille, l’autorité, l’héritage et la Nation. La seule différence étant que l’un le déplore et que l’autre s’en félicite !
(1) Presses de Sciences Po
(2) Publié en 1998 et réédité en 2006 agrémenté d’une nouvelle postface : “Mai 68 n’appartient à personne”
(3) Formule du sociologue Paul Yonnet
Le programme commun des festivités
Pour le 50e anniversaire, le centre Pompidou coordonne le programme commun des festivités autour de neuf institutions ayant cogité sur le sujet. De l’université de Nanterre au palais de Tokyo en passant par la BNF et les archives nationales. Il est prévu dans ces lieux “d’interroger l’histoire et l’héritage à travers des rencontres, des expositions et des débats”. À l’université Paris Nanterre par exemple, départ dans l’imaginaire collectif de la révolte, on veut “réinventer l’esprit de mai”. Au palais de Tokyo, “un jeune grapheur va reproduire les graffitis qui avaient illustré la révolte étudiante”. A la Bibliothèque nationale de France une exposition permettra de revoir les photos iconiques de la révolte comme celle de Daniel Cohn-Bendit face à un CRS !