« Il y a près de dix ans, j’ai entrepris un travail sur la Russie de Kiev. Pour des raisons indépendantes de ma volonté, j’ai dû interrompre mes recherches sur les débuts de l’État russe ; j’espère maintenant recueillir ma récompense au centuple, comme historien, en devenant témoin de sa fin. » En 1969, par un texte de cinquante pages, un historien dissident pronostique la chute de l’empire soviétique, à sept ans près. Avant Amalrik, en histoire, ce qui est prévisible n’arrive jamais ; après lui, le déluge comme prévu… Quel est donc le secret de cette Pythie qui ne prend même pas la précaution de parler en langage sibyllin pour rendre son oracle ? « Certains qui acceptent mon analyse de la société soviétique, écrivait-il, sont tout à fait sceptiques sur mes prévisions. Je reconnais du reste que mes pronostics doivent plus à l’intuition poétique qu’à autre chose, plus au langage du cœur qu’à celui de la raison. »
En fait, Amalrik se contente, dès le titre de son opuscule, de poser la bonne question, celle qui contient déjà la réponse : « L’Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ? » Autrement dit, un empire surpuissant, qui n’accuse que 52 ans d’âge, aura sans doute disparu dans quinze ans seulement, alors que l’espérance de vie des États se mesure généralement en siècles, voire en millénaires. Et cette question qui ne se pose même pas, Amalrik la pose quand même, comme une bombe à retardement…
Quel explosif ? Un simple raisonnement : le totalitarisme vieillissant, contraint par une société civile embryonnaire, tout à la fois, de respecter et de violer ses propres lois, ne peut plus, faute d’énergie, surmonter une telle contradiction : « On découvrit alors, dans le droit soviétique, l’existence si l’on peut dire d’une vaste ‘‘zone grise’’ de choses non interdites formellement par la loi, mais considérées comme défendues dans la pratique. Actuellement deux tendances apparaissent : celle du régime à ‘‘noircir’’ cette ‘‘zone grise’’ (par des additifs au Code pénal, par la tenue de ‘‘procès exemplaires’’, par l’envoi de directives aux agents d’exécution) ; et celle de la ‘‘classe moyenne’’ à la ‘‘blanchir’’ (en faisant tout simplement les choses considérées auparavant comme impossibles, et en se référant constamment à leur ‘‘légalité’’). »
Quelle minuterie ? Une prophétie farfelue, aux antipodes de la prédiction méthodique attendue d’un historien : l’année qui symbolise le totalitarisme, 1984 de Georges Orwell, verra la fin de l’empire de « Big Brother ». Au terme d’un millénaire de centralisme moscovite, le temps est venu d’essayer l’autre option : « la Russie de Kiev », bien entendu !
Et ce pétard suffit pourtant à ébranler les murs de Jéricho… Si on les compare aux œuvres complètes de Marx et Lénine, les cinquante pages percutantes d’Amalrik font figure de bombe artisanale. Néanmoins, en 1974, elles lui valent un compliment inattendu de la part de ses persécuteurs du KGB, juste après une condamnation à trois ans de réclusion : « Avec votre pamphlet, vous nous avez coupé le sifflet ! »
Passé de l’exil intérieur à l’exil tout court avec un simple rechange de linge, mais sans oublier son chat borgne Pluton, Amalrik meurt en 1980 sur une route d’Espagne dans un accident : « Andrei conduisait, sa jolie épouse à ses côtés, des amis dissidents derrière, raconte Youri Orlov. Brusquement, un camion apparut en face, chargé de tubes dont l’un dépassait du véhicule. La vitre se brisa bruyamment ; l’auto s’arrêta, la femme d’Amalrik éclata de rire avant de pousser un cri d’horreur. Personne n’avait bougé, mais son mari avait eu la gorge tranchée par le tube d’acier. » Il meurt devant la porte de son ennemi, avant la date fatidique et sans « sa récompense au centuple » : l’implosion de l’Union soviétique, qui ne se produira qu’en 1991, avec moins de fracas qu’un pare-brise volant en éclats.
Autre historien perspicace, mais doublé d’un homme d’État visionnaire, le Général de Gaulle anticipait mieux sa conduite que le malheureux Amalrik, sans doute trop focalisé sur le rétroviseur, car son but était moins de prédire l’avenir que de le préparer. « Le véritable but de la politique, disait déjà Turgot, est en quelque sorte de prévoir le présent. » Dans son livre La Souris, la Mouche et l’Homme, François Jacob, le grand esprit qui vient de nous quitter, en donne un exemple probant dans un domaine inattendu.
Ayant réuni une douzaine de « sages » représentant les grandes disciplines scientifiques, le fondateur de la Ve République demanda à chacun d’eux de présenter en cinq minutes le thème de recherche qu’il lui paraissait utile de financer en priorité. Après ce tour de table, il prit la parole pour se prononcer : « On pourrait penser qu’un général fût particulièrement sensible à des projets spectaculaires dont il comprend les termes, dont il partage les points de vue, dont il envisage volontiers les développements, les conséquences, les retombées, tels que, parmi ceux que je viens d’entendre, la conversion des énergies, la conquête de l’espace, l’exploitation des océans. Mais au fond de moi-même, je me demande si cette mystérieuse biologie moléculaire, à laquelle je ne comprends rien et ne comprendrai d’ailleurs jamais rien, n’est pas plus prometteuse de développements à moyen terme, imprévisibles, riches, qui feront avancer beaucoup notre compréhension des phénomènes fondamentaux de la vie et de ses désordres et qui peut-être fonderont une médecine nouvelle dont nous n’avons aucune idée aujourd’hui, qui pourrait être la médecine du XXIe siècle. » Cet avis d’amateur, éclairé par les grands spécialistes qu’il consultait, emporta l’adhésion du comité des « sages », qui retint la biologie moléculaire comme premier choix. Avec le recul d’un demi-siècle, comment ne pas partager le sentiment de François Jacob ? « Quelle étonnante vision de l’avenir ! Aussi étonnante qu’en juin 40 celle sur l’évolution de la guerre ! » remarque le prix Nobel de médecine.
Le disque de Nébra
Lire dans les astres relève donc moins de la voyance extralucide que de la simple clairvoyance, et ce don du ciel – la faculté de raisonner – ne connaît pas d’illettrés. C’est la signification du « disque de Nebra », découvert par des archéologues amateurs en 1999, à l’ouest de Berlin, sur une colline permettant d’observer un vaste horizon. Ce disque de bronze de trente centimètres de diamètre est la première représentation du ciel européen tel que le voyaient les hommes du néolithique il y a 3600 ans. Sur une patine verte brillent un soleil, une lune et des étoiles d’or, mais ces dernières y sont disposées très régulièrement pour bien mettre en valeur un petit groupe d’étoiles de la constellation du Taureau, les Pléiades. Deux arcs de cercle en or permettaient, semble-t-il, d’orienter le cercle par rapport à la position du soleil correspondant aux solstices d’été et d’hiver. La diffusion des photos du « disque de Nebra » sur Internet a permis de comprendre qu’il s’agissait d’un calendrier agricole.
Des ethnologues américains étudiant les villages de la Cordillère des Andes ont expliqué aux archéologues que les paysans, une fois par an et cela depuis des siècles, escaladent un sommet pour observer les Pléiades et les compter. S’ils en dénombrent une douzaine, ils plantent leurs pommes de terre à la date habituelle ; mais s’ils ne distinguent que six ou sept étoiles, ils diffèrent leurs plantations de plusieurs semaines, par crainte de la sécheresse. En fait, sans connaître le phénomène d’El Niño, ils intègrent son retour périodique dans leurs prévisions pour s’en prémunir. En année normale, leurs champs à flancs de montagne reçoivent les pluies abondantes du bassin de l’Amazone, d’octobre à mars, qui sont repoussées l’année d’El Niño par l’air brûlant du Pacifique ; et les eaux évaporées de l’océan créent alors des nuages de haute altitude qui, la nuit, masquent en partie les Pléiades… Qui osera dire que les paysans sont fatalistes ? Mais qui saurait, comme nos ancêtres, pointer les Pléiades et les compter sur leurs doigts, à une époque où l’on ne guette plus guère que l’inversion de la courbe du chômage ?
Est-ce clair maintenant ? L’avenir ne nous dira rien, rien de tonique en tout cas, tant que nous ne mettrons pas le passé… devant nous !