Alors que les négociations autour de la sortie du Royaume Uni de l’Union Européenne traînent les pieds à Bruxelles, les ports normands lancent l’alerte. L’hypothèse d’un “no-deal” laisse présager un scénario catastrophe. Trafic maritime, contrôles douaniers, rien n’est prêt pour revenir… en 1973 !
Réunis mercredi 17 octobre à Bruxelles, les chefs d’Etat européens n’ont pas avancé sur la nature du Brexit, prévu pour mars 2018. Deux ans après le référendum, “90 % de l’accord est prêt ” selon la chancelière allemande, Angela Merkel, mais “il y a encore du travail devant nous”. Le gros du travail, c’est l’épineuse question de la frontière irlandaise qui immobilise la question des contrôles douaniers. “Nous avons besoin de plus de temps pour arriver à un compromis à la fois sur les conditions du divorce et sur la future relation ”, a déclaré Michel Barnier, le négociateur en chef de l’UE. Mais le temps est compté pour les ports normands. En cas de Brexit “dur”, ils seront en première ligne alors que l’hypothèse d’un “nodeal” est “plus probable que jamais ” selon Donald Tusk, président du Conseil Européen.
Scenario catastrophe
D’après Emmanuel Macron, la France est “prête et préparée à tous les scénarios”. Pourtant, les Régions lancent l’alerte auprès du gouvernement pour que l’économie des ports de la côte ne souffre pas d’un manque de préparation en cas de Brexit dur, autrement dit, si le Royaume-Uni devait redevenir un pays tiers. Ceci impliquerait le rétablissement d’une frontière et d’un passage douanier d’ici cinq mois, mais aussi la mise en place d’installations permettant la perception des droits de douanes et de la TVA, de locaux dédiés aux contrôles vétérinaires et phytosanitaires systématiques. Bref, c’est tout un chantier naval qui s’annonce ! “A l’heure actuelle, il faut quarante-cinq minutes pour décharger un navire marchand au port du Havre” explique Thierry Grumiaux, de la Fédération nationale des transports routiers, “ une minute de contrôle supplémentaire par camion transporté en ferry portera ce délai à trois heures ; deux minutes de plus impliqueront une queue de 27 km au port. Pour des raisons économiques évidentes, il n’est pas imaginable que les navires attendent que cent ou cent cinquante poids-lourds aient accompli leurs formalités à la queue leu leu.”
“L’urgence à laquelle la Normandie et les régions voisines sont confrontées est une urgence nationale.”
Tout en place pour le pire
Les acteurs portuaires normands ont mobilisé la région pour qu’elle prenne en main les problématiques redoutables envisagées dans ce scénario catastrophe. Hervé Morin, le président de la région, les a réunis à Paris une semaine avant le sommet de Bruxelles et déclarait soutenir les entreprises qui pourront proposer un modèle digital pour gérer et coordonner la logistique du fret de chaque côté de la Manche. Actuellement, la traçabilité des produits depuis les côtes anglaises est impossible car les systèmes de suivi sont incompatibles ! Mais ce n’est pas suffisant, et il enjoint à l’Etat de préparer un mode de fonctionnement transitoire afin que “tout soit en place pour le pire”, et notamment un régime spécial pour les régions concernées. “Les Régions devront pouvoir agir rapidement en dehors des procédures des marchés publics pour pouvoir envisager de telles constructions logistiques, et en dérogeant aux règles d’urbanisme et d’environnement particulièrement contraignantes.” L’Etat devrait aussi s’engager à mobiliser sur les ports de la Manche un nombre suffisant de fonctionnaires chargés des contrôles douaniers, vétérinaires et phytosanitaires, dès mars prochain s’il le faut. En cas d’annonce de Brexit dur, “l’Etat doit être en mesure d’appuyer sur le bouton”.
“Il serait dramatique et inacceptable que l’aménagement des ports français de la Manche soit moins bien financé par l’Union européenne que celui des ports du Benelux.”
Ces enjeux redoublent d’intérêt alors que se négocie à Bruxelles le soutien de l’UE aux ports situés dans les “grands corridors européens”. Hervé Morin dénonce un manquement de l’Etat dans la défense des intérêts français puisque l’union semble vouloir favoriser les ports belges et néerlandais pour les échanges intra-communautaires avec l’Irlande, qui offriraient pourtant une belle opportunité à la France, dont les côtes sont les plus proches des ports irlandais. “Il serait dramatique et inacceptable que l’aménagement des ports français de la Manche soit moins bien financé par l’Union européenne que celui des ports du Benelux.” Cela créerait une distorsion de concurrence, regrettable pour toute l’économie de la région. Et Jean-Louis le Yondre, président du conseil de développement du Grand port maritime du Havre, d’ajouter sur le ton de l’humour (quoi que) : “on se méfie des Bataves, on ne leur laissera pas le marché de l’Angleterre”. La France devra donc agir vite, d’autant plus que le Royaume-Uni est le seul pays d’Europe avec lequel elle dégage un excédent commercial à l’export. “Nous avons tout intérêt à ce que la transition se passe bien” rappelle Hervé Morin.
Dramaturgie de mise
Enjeux véritables, ou film catastrophe, chaque côté de la Manche doit avoir recours à la dramaturgie pour défendre au mieux ses intérêts, explique Dominique Moïsi, conseiller à l’institut Montaigne, invité de l’émission “C’est dans l’air” sur France 5, le 18 octobre. A la veille d’une guerre commerciale entre Les Etats-Unis et la Chine, discuter en Europe de normes phytosanitaires et de pénurie de médicaments paraît d’une absurdité totale. “L’Amérique se retire, la Chine et la Russie se rapprochent et les Européens se déchirent”. En tout cas, la Normandie ne compte pas attendre patiemment les délibérations de Bruxelles pour s’organiser.