Pour le politologue (1), Emmanuel Macron a phagocyté centre-droit et centre-gauche tandis que la gauche souffre de l’essoufflement général de la social-démocratie ainsi que des divisions tactiques liées aux prochaines échéances. Quant à Valérie Pécresse, elle se « trompe de campagne » en négligeant le courant libéral, démocrate et européen qui fonde la droite républicaine. Une lecture attentive des sondages révèle cependant, contrairement à certaines apparences, une France réformatrice et peu tentée par la révolution.
La gauche semble si faible et si divisée en cette veille d’élection présidentielle qu’elle semble avoir perdu sa capacité d’exprimer une vision progressiste du futur de notre société. Que s’est-il passé ?
Il s’est passé deux événements très importants, l’un qui concerne la France et l’autre qui est européen. En France, c’est l’élection de Macron en 2017 après une campagne où il a su exploiter le thème « et gauche, et droite » au lieu du « ni gauche ni droite » du vieux logiciel centriste qui avait montré ses limites. Il a rencontré là une opinion qui apparaissait dans les sondages depuis des années consistant à dire qu’il y en avait assez des affrontements stériles les majorités de droite et de gauche se contentant de défaire l’apport de l’autre sans que n’apparaisse jamais la volonté de réunir ensemble des gens raisonnables ayant envie de bosser. L’intuition du candidat Macron correspondait tellement à ce que souhaitait les Français que cela lui a permis la victoire. Sur les 24 % de suffrages qu’il a obtenu au premier tour de 2017, 12 % venaient de la droite et 12 % de la gauche : il n’aurait pas mieux réussi s’il avait été en situation de le faire exprès ! Il continue d’ailleurs aujourd’hui à être celui qui, parmi les électeurs ayant voté à gauche avant 2017, mobilise plus d’intentions de vote que les candidats de gauche « estampillés » comme tels.
Il s’est passé deux événements très importants, l’un qui concerne la France et l’autre qui est européen.
L’autre phénomène visible concerne la social-démocratie en Europe. Au fond, on pourrait dire que celle-ci est victime de son succès. Elle a rempli sa mission historique mais elle ne vit plus que sur ses acquis. Nous vivons dans les différents pays de l’Union avec un capitalisme qui a appris à faire sa place aux syndicats. Nous disposons à la fois d’acquis sociaux et de véritables démocraties parlementaires garantissant les libertés publiques. Cette social-démocratie n’a pas su cependant inventer un souffle idéologique permettant d’articuler des propositions nouvelles. Elle est donc partout en baisse lorsqu’il s’agit de conquérir ou de maintenir des positions. Le seul vrai contre-exemple récent se situe au Portugal. On cite souvent l’Allemagne mais c’est une erreur. Aux dernières législatives, le SPD a réalisé son plus mauvais score historique depuis sa création et il ne doit son maintien au pouvoir qu’à une alliance avec le FDP et les Verts, c’est la première fois d’ailleurs qu’une alliance à trois est nécessaire pour obtenir une majorité parlementaire. Seuls les écologistes ont su introduire, ici ou là, des thématiques nouvelles mais en France cela n’a pas embrayé, sans doute parce que les Verts sont encore très imbriqués dans une conception classique de la gauche. On constate donc toujours un morcellement des forces de gauche mais il faut se souvenir que celui-ci n’a pas empêché, sous Mitterrand et sous Jospin puis Hollande, de constituer des majorités de gouvernement. On entend dire aujourd’hui que les différentes formations cultivent des positions irréconciliables alors que cela a toujours existé. La gauche, lorsqu’elle veut vraiment dépasser ses divisions, y arrive très bien. Quant aux querelles d’égo, elles font partie de la vie politique et ne sont la plupart du temps que conjoncturelles…
On parle tellement de « droitisation de la société » que certains intellectuels – tel Luc Ferry – en viennent à considérer que les idées de gauche sont passées à droite. Est-ce aussi votre sentiment ?
Je ne crois pas que ce soit la réalité. Sur l’ensemble des thématiques liées à la justice sociale et à la soif d’égalité, il y a bien une pensée de gauche qui n’a pas débordé sur les attentes des électeurs conservateurs. On assisterait même plutôt au contraire. Certaines idées de droite ont envahi la pensée de gauche mais pas les partis politiques. Il y a notamment une demande de sécurité chez les électeurs de gauche. La France, comme ses voisins européens, vieillit. Le vieillissement de la population induit une demande plus importante de protection contre la criminalité et la délinquance, voire – bien que cela ne soit pas lié dans les faits – une appréhension des conséquences de l’immigration. Ce sont des thématiques traditionnellement de droite mais les électeurs de la gauche modérée y sont de plus en plus sensibles. Bien que les formations de gauche aient entrepris une véritable conversion sur ces sujets, sans doute n’ont-ils pas su convaincre que leurs mesures seraient aussi efficaces que celles que proposent leurs adversaires de droite.
Bien que les formations de gauche aient entrepris une véritable conversion sur ces sujets, sans doute n’ont-ils pas su convaincre que leurs mesures seraient aussi efficaces que celles que proposent leurs adversaires de droite.
Ne peut-on pas être surpris de constater qu’en dépit de la reprise de l’inflation et des tensions sur le coût des hydrocarbures, la question du pouvoir d’achat n’est pas utilisée comme argument fédérateur par les candidats se réclamant de la gauche ?
Les différents leaders ou partis de gauche ne s’y essaient pas vraiment. Je pense que si, à partir de leurs approches qui ne sont pas toujours les mêmes, des citoyens issus de chaque parti se retrouvaient dans un endroit tranquille ils pourraient sans difficulté élaborer un programme commun de défense du pouvoir d’achat. Mais les candidats et les partis de gauche ne souhaitent pas vraiment travailler ainsi pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le fond. Elles tiennent surtout à leur intention de « passer leur tour » lors de cette élection présidentielle. Ils se sont convaincus qu’ils ne pourraient pas gagner parce que ce n’est pas leur moment. Ils préparent donc les législatives et les futures échéances. Il s’agit pour chacun de défendre sa boutique et les propres étiquettes de ses élus ou futurs élus sans essayer de rapprochement sur le fond. C’est la volonté de marquer des points qui prédomine en attendant la suite.
Entre l’attentisme des partis et les inquiétudes des citoyens, le scénario le plus probable consisterait-il dans une victoire d’Emmanuel Macron, mais sans élan si enthousiasme ?
Les régionales et les départementales ont montré que les Français faisaient plutôt confiance aux élus en place. Si bien que les partis se sont persuadés, chacun de leur côté, qu’ils avaient remporté les élections alors que ce sont les sortants « et de droite, et de gauche » qui ont globalement gagné ! On voit le même phénomène se reproduire avec la nouvelle candidature Macron. Parce que, aux yeux de l’opinion, dans des temps incertains, ce sont ceux qui « font le job » qui inspirent confiance. Cela va sans doute jouer en faveur du chef de l’Etat en place lors du rendez-vous présidentiel. Il a montré lors du grand débat national après la crise des gilets jaunes, puis pendant toute la crise sanitaire et enfin, maintenant, avec la situation de crise internationale créée par la Russie, qu’il « faisait le job ». Son « quoi qu’il en coûte » a réconcilié, « quoi que l’on dise ! », beaucoup de gens avec le pouvoir politique, enfin perçu comme volontariste. Aucun grand leader de l’opposition n’arrive vraiment à convaincre qu’il ferait autre chose ou mieux. Chaque parti et chaque citoyen peuvent nourrir des critiques mais sans que cela mette à mal l’idée que le président sortant puisse incarner sinon la meilleure mais « la moins mauvaise » des solutions. Passer pour « celui qui n’a pas échoué », c’est déjà beaucoup.
Je ne crois pas du tout au désir de radicalité.
Il n’y a pas que la gauche qui peine à affiner collectivement son offre. Le centre-droit style Barre et le centre-gauche modèle Rocard semblent avoir disparu du catalogue des choix offerts aux Français. Est-ce à cause d’un désir de radicalité, exacerbé par les réseaux sociaux, qui s’opposerait à toute expression modérée ?
Je ne crois pas du tout au désir de radicalité. Lorsque l’on regarde de près les souhaits des Français, on s’aperçoit que la France est plus réformatrice que jamais, moins « révolutionnaire » qu’elle ne l’a été et sans volonté de changement dans tous les sens. On n’assiste pas non plus une « archipelisation » de la société, on a « une société »,riche de visions différentes, de conflits et de divisions certes, mais néanmoins « une ». C’est toujours « la poutre qui travaille » comme le dirait Edouard Philippe. La victoire d’Emmanuel Macron il y a cinq ans et son relatif succès d’opinion a phagocyté le centre. C’est vrai du centre-gauche dont l’électorat se reconnait en Macron mais on l’observe de façon plus nette encore au centre-droit qui n’est pas vraiment incarné par Valérie Pécresse. Celle-ci semble s’être trompée de campagne. Elle va chercher les électeurs d’Eric Zemmour ou de Marine Le Pen alors qu’elle ne peut pas franchir le cap du premier tour sans cette partie de l’électorat se reconnaissant dans la tradition démocrate, libérale et européenne qui constitue le « fonds de commerce » de la droite républicaine en France.
- Auteur de nombreux ouvrages, Roland Cayrol a été longtemps directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences-politiques et président de l’Institut CSA. Il dirige aujourd’hui le Centre d’Etudes et d’Analyses (CETAN), conseil en stratégie, image et communication.
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