« La plus grande démocratie du monde… ” Qui n’a pas prononcé ce lieu commun sur l’Inde sans une petite restriction mentale ? Au pays où les castes des grandes écoles tiennent le haut du pavé sans se priver de donner des leçons d’égalité à tout le monde, on distingue mieux la paille dans l’œil des autres – ces innombrables autres qui prétendent au titre par leur démographie – que la poutre dans le sien. Mais on vous concèdera toujours Gandhi et Nehru, ces “grands démocrates”, comme l’exception qui confirme la règle. Profitons-en pour goûter les savoureuses recettes de deux grands chefs de la cuisine politique indienne sur l’art et la manière de réussir une grève en étant à la fois juge et partie, ou de neutraliser un puissant groupe de pression en changeant d’échelle !
Assis sous le grand banian, près d’un fleuve asséché dont les rives n’opposent plus les fabriques textiles à son âshram, Gandhi garde le silence devant mille grévistes abattus. Les jours précédents, ils étaient 5 000 à l’écouter, ou plutôt à boire ses paroles, mais la faim commence à leur faire regretter leurs salaires de famine. Un regard droit, à hauteur de 35 % d’augmentation, scrute des yeux baissés dans les 20 %. La revendication des ouvriers, jurée sous l’arbre il y a dix-huit jours, ne tient plus face à la dernière concession des patrons. Ce geste de conciliation est agrémenté d’une invitation à déjeuner pour le porte-parole des grévistes…
Le dieu jubilant et le prince indécis
Depuis bientôt trente ans, Gandhi rumine le dialogue d’Arjuna, le guerrier pensif, et de son cocher, qui n’est autre que Krishna, au moment de livrer une bataille de chars fratricide. Le dieu jubilant presse le prince indécis de ne plus éparpiller sa conscience et d’être un, engagé et détaché tour à tour, comme une tortue…
“Ek tek !” Le slogan des grévistes, ce lancinant rappel du serment solennel fait sous l’arbre, ne dit pas autre chose puisqu’il signifie littéralement : “Demeure un !” Ou une peut-être ? Rentre en toi-même, rétracte tes membres, reste immobile sur le ventre. Refuse donc l’invitation à déjeuner des patrons, et fais la grève de la faim avec les “crève-la-faim”’… L’affaiblissement physique grandira ta force morale.
Ainsi commence la première des quatorze grèves de la faim de Gandhi : “d’eux-mêmes et spontanément, les mots me vinrent aux lèvres : “si, déclarai-je aux hommes assemblés, les grévistes ne se ressaisissent pas et ne poursuivent pas la grève jusqu’à la conclusion d’un accord, ou jusqu’à leur départ définitif des usines, je ne prendrai plus aucune nourriture.” Les ouvriers furent littéralement stupéfaits. Aussitôt, Gandhi écrit aux patrons pour leur affirmer que sa grève de la faim n’est pas dirigée contre eux ; mais ceux-ci ne s’y trompent pas et réservent à sa lettre un accueil glacial. En effet, dès le lendemain, il y a de nouveau 5 000 grévistes déterminés sous le grand banian… En mettant la pression sur son partenaire(les ouvriers), Gandhi renforce indirectement la pression déjà exercée sur l’adversaire (les patrons). Trois jours de jeûne permettent de terminer honorablement une grève de trois semaines. Le finale de cette grève en guenilles emprunte ses accords au prélude d’une guerre en dentelles : la hausse de salaire convenue est de 35 % le jour de la reprise, afin que les ouvriers respectent leur serment au moins à la lettre, puis de 20 % le lendemain, car les patrons ne doivent pas perdre la face, et après, jusqu’à la décision d’un arbitre, de 27,5 %. On coupe les cheveux en quatre, au nom de l’unité, pour mieux couper la poire en deux.
Avec des sucreries
Gandhi peut bien rompre son jeûne avec des sucreries, sa victoire, trop personnelle à son goût, n’en est pas moins amère. L’arbitre, cinq mois plus tard, accorde bien 35 % d’augmentation… Que demande le peuple ? Oui, mais 0 % de supplément d’âme, c’est dur à avaler pour un prophète. Avec ses vœux pieux, Gandhi reste sur sa faim. Et si on essayait la recette de son brillant disciple ?
Un rugissement de tigre blessé, entre quatre murs gris mouchetés d’impacts jaunes et noirs… Le Pandit est à bout ! À tour de bras, depuis des heures, il s’acharne à frapper avec sa chaussure les centaines de guêpes qui infestent sa cellule. Dehra Dun, août 1932 : une journée de Jawaharlal Nehru, parmi 3 262 passées derrière les barreaux, mais la seule vécue hors de lui. Entre autres miracles, Gandhi fait de la prison un sanctuaire de la résistance non-violente, et des incarcérations répétées les étapes du pèlerinage vers l’indépendance de l’Inde. Par télégramme, il félicite tout nouveau détenu de cet avatar. À son exemple, pour conjurer la menace constante d’une arrestation, Nehru s’efforce de vivre en liberté comme s’il était sous les verrous, mais peine un peu sur la réciproque.
Un temps, tout à la rédaction d’un petit guide des geôles coloniales, on affecte le plus grand détachement. En parfait gentleman sorti d’Harrow, comme Churchill, ou en brahmane enfin retiré d’un monde imparfait, au choix ! On déconseille la centrale de Naini dont le mur circulaire “accentue la sensation de captivité – plus qu’une enceinte rectangulaire“. On signale à Lucknow une absence d’aboiement pendant sept mois d’affilée – très regrettable quand on manque autant de compagnie. On recommande Dehra Dun pour sa vue imprenable sur l’Himalaya – pourvu qu’on soit du bon côté des hauts murs…
Survient, alors qu’on a la tête en bas et les pieds en l’air pour un exercice de yoga, l’inéluctable piqûre d’insecte, et tout bascule ! Qui saurait seulement fabriquer une aiguille aussi fine qu’un dard de guêpe ? Les multiples membres de Shiva ne suffiraient pas à exterminer cette fière engeance qui, post mortem, perce encore la corne endurcie qui piétine ses rayures de bagnard. Une aimable porte de prison tire Nehru de son guêpier, fort à propos, pour la promenade quotidienne. C’est le seul moment où il peut, à travers une méchante grille, entrevoir les neiges éternelles.
À son tour de tutoyer, et le Toit du Monde en personne ! On ne lit pas impunément la Bible accordée aux condamnés par le sacro-saint Règlement. De quoi peuvent bien s’entretenir un prophète irrité et une montagne ? Gandhi évoque déjà “une erreur de calcul grosse comme l’Himalaya” quand, douze ans plus tôt, son peuple le comprend mal : “Avant d’être apte à pratiquer la désobéissance civile, l’on doit avoir fait obédience, volontairement et respectueusement, aux lois de l’État.” Et il suspend le mouvement, une première fois, pour mettre des millions d’Indiens au rouet ancestral qui sera leur futur drapeau…
Vu de 8 880 mètres de hauteur, sans l’incessant bourdonnement assassin, le problème de Nehru perd de son acuité. On ne s’improvise pas chasseur de papillons. Ne s’affaire-t-il pas, d’ordinaire, dans le domaine politique ? Il est rare, ce don qu’il a de parler aux foules sur le ton de la conversation, comme s’il s’adressait à chacun en particulier. Alors, à une autre échelle, qu’il fasse de la politique avec ce qu’il a sous la main, si enflée soit-elle ! Et Nehru change sa cellule en école des sciences politiques, comme il le raconte avec un humour très british dans Ma vie et mes prisons : “à défaut d’activités normales, on finissait par observer de près la nature et ses secrets, ainsi que les animaux et les insectes qui s’égaraient dans notre voisinage. Au fur et à mesure que se développait en moi cet esprit d’observation, je m’apercevais que mon bout de cour, vide et désert à première vue, grouillait de vie. Et je me plaignais d’être seul, avec tous ces insectes qui grimpaient, rampaient, voletaient, vivaient sans s’occuper de moi ni me gêner ! Au fond, je ne voyais pas de raison de ne pas leur rendre leur sans-gêne et leur indifférence… Ce qui n’empêchait qu’avec les punaises, les moustiques (et même les mouches, dans une certaine mesure), j’étais en guerre perpétuelle. Des guêpes et des frelons, je m’accommodais, il y en avait des centaines dans ma cellule. Nous avions eu une petite brouille, au début, lorsque, par inadvertance, je pense, une guêpe m’avait piqué. Dans ma colère, je voulus exterminer toute la colonie ; mais les guêpes se défendirent vaillamment, je renonçai et décidai de les laisser en paix si elles-mêmes ne s’en prenaient plus à moi. Pendant plus d’une année, je vécus ainsi, au milieu d’un essaim de guêpes et de frelons, sans autre incident, et dans une atmosphère d’estime mutuelle.”
Délaissant les subtiles pincettes du Pandit (le titre honorifique qui distingue un brahmane fin théologien), Nehru se penche sur le problème, tout simplement :
- il observe qu’un prisonnier solitaire peut, en changeant d’échelle, changer de monde pour se perdre dans la foule ;
- il discerne trois types de relations possibles : la mauvaise compagnie, la neutralité et la bonne compagnie ; mais cette dernière suppose une capacité mutuelle d’évaluation et d’évolution ;
- il conclut que les bonnes relations résultent d’une bonne gestion des crises et requièrent, non seulement de la considération pour l’adversaire valeureux, mais même un préjugé de bienveillance à effet rétroactif.
Pensionnaire malgré lui d’un zoo lilliputien au pied de l’Everest, Nehru apprend d’autres bêtes curieuses à gouverner une gigantesque fourmilière humaine, démocratiquement s’il vous plaît. La multitude ailée le sauve d’une écrasante solitude. Longtemps encore, Nehru devra compléter son guide des prisons, en revisiter certaines et en essayer d’autres – Alipur, Almora, Gorakhpur, Ahmadnagar Fort –, avec chacune sa spécialité de piqûre ou de morsure. Sobrement, au bout de trente ans de lutte, le 15 août 1947 à zéro heure est mentionné sur son agenda comme “le jour convenu” pour l’indépendance de l’Inde. C’est compter sans les astrologues qui déclarent le jour de mauvais augure. En équilibre sur son pied gauche, le nouveau Premier ministre s’apprête, impérial, à balayer d’une chaussure impitoyable cette espèce de… Mais l’entomologiste l’emporte et suggère un compromis tout bête qui fait taire les ricanements pakistanais : “Pourquoi pas le 14 à minuit ?” La raison met ainsi la chance de son côté… Pas folle, la guêpe !
Au fait, où en êtes-vous maintenant de cette petite réticence sur “la plus grande démocratie du monde”?
Par Vincent Labourey