Autant le constater d’emblée : l’article 49.4 de la Constitution ne sert pratiquement à rien. C’est sans doute la raison pour laquelle aucun Premier ministre ne l’a utilisé depuis 1959 ! En théorie, il permet au chef du gouvernement de demander aux sénateurs de voter après le prononcé d’un discours de politique générale. Mais au terme de la même disposition constitutionnelle, ce vote ne peut pas entraîner, comme à l’Assemblée nationale, une censure du gouvernement ni, a fortiori, le « renversement» – comme l’on disait sous la IVème– de celui-ci.
L’actuel locataire de l’hôtel Matignon, Edouard Philippe, vient cependant de lui trouver une utilité consistant à lui fournir l’occasion d’une visite de courtoisie aux « pères conscrits »du Palais du Luxembourg. Le numéro deux de l’Exécutif en a profité pour expliquer à ses hôtes sa vision de la conduite des affaires publiques, quelques heures – et avec un discours remanié! – après l’avoir fait devant les députés au Palais Bourbon. Lorsqu’un nouveau venu, fut-il un politique aguerri tel l’ancien maire du Havre, surgit dans l’hémicycle de la Chambre haute, on est toujours tenté de voir en lui un émule de « Monsieur Smith au Sénat », ce magnifique personnage d’idéaliste imaginé par le cinéaste Frank Capra et incarné par James Stewart dont Edouard Philippe reproduit quelque peu la silhouette élancée. Sauf que, contrairement à l’argument du film, il ne s’agissait pas cette fois-ci de construire une colonie de vacances pour les enfants déshérités sur un terrain convoité par les promoteurs. L’idée de manÅ“uvre de notre Premier ministre était plutôt de cajoler un Sénat dont il faut l’assentiment pour engager toute réforme constitutionnelle d’envergure, surtout lorsque celle-ci semble susceptible de prévoir une diminution du nombre de parlementaires.
En regardant les choses de plus près, cependant, il est permis de se demander si tant de gentillesse ne cachait pas un peu de roublardise. Que se serait-il passé si la majorité sénatoriale, endolorie par la contre-performance de ses couleurs aux européennes, avait fait grise mine ou, pire, s’était complue dans une critique acerbe du gouvernement ? Cette attitude aurait fait les choux gras d’un Emmanuel Macron qui ne songe, surtout depuis les audaces de la commission d’enquête sur l’affaire Benalla, qu’à tailler des croupières aux élus de la Chambre haute. Il eût ainsi été possible de tenter de jouer l’opinion contre le Palais du Luxembourg en dénonçant devant les Français le conservatisme crasse des sénateurs. Les élus ainsi ciblés, pour ne pas dire provoqués, ne sont pas tombés dans le piège. Les orateurs de chacun des groupes ont pu s’exprimer sans vindicte tout en exprimant ce qu’ils avaient à dire. Le chef de file des Républicains Bruno Retailleau a par ailleurs choisi de préconiser l’abstention générale à l’heure du vote sachant que ses troupes auraient pu se diviser entre partisans de l’approbation du discours d’Edouard Philippe et une prudente abstention.
L’Elysée et Matignon devront imaginer de nouvelles subtilités avant de reprendre contre le Sénat leur offensive de type « corrida portugaise », avec harcèlement mais sans mise à mort. Gérard Larcher ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Dès la fin du discours du chef du gouvernement, le président de la Chambre haute s’est demandé en substance si l’Exécutif ne diffèrerait pas la réforme constitutionnelle en misant sur un changement de couleur politique – avec alignement sur la majorité présidentielle – en 2020. Ainsi sans doute les candidats de La République en Marche et leurs alliés pourront faire campagne en affirmant que la France ne pourra rénover ses institutions que grâce à l’éviction de l’actuelle majorité sénatoriale. En omettant bien entendu de signaler que disparaitrait « en même temps »un contre-pouvoir démocratique qui présente aujourd’hui le grand mérite d’être le seul.