Trois députés français de l’opposition sont allés rendre visite à Bachar Al-Assad, fin octobre, au moment même où – sans que l’on puisse penser à une quelconque concertation – Nicolas Sarkozy était reçu à Moscou. Elu des Yvelines, Jean-Frédéric Poisson du Parti Chrétien-Démocrate (où il a succédé à Christine Boutin) était accompagné de Véronique Besse (MPF, Vendée) et Xavier Breton (LR, Ain). Les trois parlementaires, à leur retour, ont notamment déclaré que l’armée syrienne était engagée à la fois contre l’Etat islamique, les rebelles qui sont en majorité les Frères Musulmans et Al-Quaida. Le chef de l’Etat syrien est, selon eux, en train de lutter très énergiquement contre les barbares et contre le fondamentalisme islamique, « il faut donc travailler avec lui ». Dans ce contexte, Jean-Frédéric Poisson considère que « les Russes sont les artisans de la stabilité ».
Ces récentes initiatives de « diplomatie parallèle » ont profondément irrité le Quai d’Orsay et le Premier ministre. Manuel Valls, s’agissant de l’ancien président de la République, a souligné que l’usage voulait que les positions de la France ne soient pas « mises en cause », en rappelant que le PS avait notamment observé cette ligne de conduite pendant tout le quinquennat précédent. Le séjour moscovite de Nicolas Sarkozy a d’ailleurs provoqué plus d’un agacement, y compris dans son propre camp, notamment en préconisant sur place la fin des coalitions militaires n’englobant pas la Russie ou faisant du départ de Bachar El-Assad « un pré-requis ». De son côté, François Fillon a considéré que la France était hors-jeu au Proche-Orient du fait de « l’intransigeance irrationnelle de François Hollande ».
Toute cette nervosité en politique intérieure et les propos des uns et des autres ne dissimulent pas la réalité, qui est cruelle : la France n’a pas beaucoup d’atouts pour entrer dans un jeu diplomatique qui la dépasse. La rencontre quadripartite (Etats-Unis, Russie, Arabie Saoudite et Turquie) préludant à un cycle de négociations à cinq (l’Iran rejoignant le groupe avec l’aval des Etats-Unis) en vue de trouver une solution au « méga-problème syrien » s’est faite sans elle. Laurent Fabius a pu cependant être présent à la réunion de Vienne une semaine plus tard.
Notre diplomatie paie en quelque sorte son intransigeance vis-à-vis du dictateur, considéré comme infréquentable du fait des crimes commis par le régime de Damas. La volonté française de soutenir les rebelles dits « laïques et modérés » contre Bachar Al-Assad après que celui-ci ait fait usage d’armes chimiques en août 2013 s’était heurtée, on s’en souvient, à la prudence américaine, l’administration Obama préférant une aide ponctuelle plus ou moins discrète. Le rêve d’une « révolution interne » venant de la société syrienne s’est très vite évanoui par le double effet de la radicalisation islamique des rebelles – dont une fraction notable a aujourd’hui des liens avec Al-Quaïda et l’émergence de Daech, organisation para-étatique installée sur une vaste zone irako-syrienne. Toutes choses qui indiquent que si Bachar Al-Assad devait un jour ou l’autre être supprimé ou banni, le jour et l’heure de son éviction ne peut être programmés à l’avance, par simple vue de l’esprit. Pas plus hier qu’aujourd’hui. Car pour le moment, les Russes bombardent des « rebelles » qui ont été aidés militairement par les Etats-Unis et soutenus financièrement par l’Arabie saoudite qui les aide, de ce fait, à lutter contre des milices souvent entrainées et encadrées par l’Iran. Le plus petit dénominateur commun entre tous les négociateurs de Vienne, qui ont des intérêts et des stratégies divergentes, s’exprimera sans doute dans la volonté de favoriser le départ de Bachar Al-Assad, ce qui conforterait a priori l’analyse de la France, selon laquelle celui qui pose problème ne peut faire partie de la solution. Mais ce temps-là n’était pas mûr à l’ouverture de la conférence de Vienne. La Russie l’a bien compris qui, en dépit des liens très anciens l’unissant à la Syrie, n’est entrée en scène de façon militaire que tardivement et en affichant un soutien au dictateur « convoqué » à Moscou qui semble aussi réel que mesuré et calculé.
Une ampleur inconnue
Tout se passe comme si Poutine voulait mettre à l’épreuve Bachar Al-Assad et son armée : les frappes russes ont affecté la partie occidentale de la Russie provoquant un nouvel exode massif de réfugiés vers la Turquie et l’Europe mais c’est maintenant aux troupes restées loyales au dictateur, aidées par l’Iran, qu’il revient de reconquérir des positions au sol. Le risque d’enlisement est bien réel et les Russes, instruits par leurs déboires en Afghanistan au temps de l’Union soviétique, ne veulent pas le courir. C’est pourquoi ils se montrent à la fois favorables à des négociations et soucieux de préserver ce qui peut l’être de l’actuel état syrien, quitte à lâcher Bachar Al-Assad à un point à un autre du processus. Poutine fera tout pour ne pas être exclu d’un jeu qui lui a permis de revenir, craint et respecté, sur la scène internationale et le destin personnel d’un dictateur compte moins que la permanence du principe de la présence russe au bord de la Méditerranée via un état ami, doctrine de « l’accès aux mers chaudes » qui remonte au temps des tsars et qui prospéra à l’époque soviétique avec la collaboration du colonel Nasser. Le plus surprenant aujourd’hui est que cela ne gêne plus beaucoup ni Washington ni Paris, qui en ont pris leur parti. Par réalisme, il faudra compter à nouveau avec Moscou, que l’on avait un moment cru possible d’isoler diplomatiquement après l’invasion de la Crimée. Ce qui complique un peu les choses, c’est que l’on ne peut rien régler dans un tête à tête entre puissances nucléaires car la Russie n’est pas le seul partenaire incontournable. Il y a aussi dans la question syrienne un gros problème d’hégémonie entre puissances régionales. L’Iran semble disposer de cartes maîtresses, avec l’espoir d’implanter et de contrôler des milices chiites qui lui accorderaient une influence indiscutable au Liban, jusqu’aux portes d’Israël et à l’intérieur même de la bande de Gaza via le Hamas. Ce qui ne rejoint pas les vues de l’Arabie saoudite et des pays du Golfe…
Jamais cahos ( l’expression est de la syrienne Randa Kassis qui a publié un livre avec Alexandre del Valle, préfacé par le reporter Renaud Girard ) n’a été aussi sérieux depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Etats-Unis et Russie sont placés dans une tension qui rappelle les affrontements, chantages et angoisses passées de la guerre froide. L’Iran et l’Arabie Saoudite sont en quête d’une prépondérance régionale attisée par un conflit religieux multiséculaire entre chiites et sunnites. Les forces de manœuvre chiites pro-iraniennes sont nombreuses et bien armées. Beaucoup viennent de l’Irak et du Hezbollah libanais.
Experts et spécialistes sont au défi. Aucune modélisation intellectuelle et rationnelle ne peut servir de base à un ou plusieurs scénarios de sortie de crise, tandis que la Turquie – qui pouvait rêver elle aussi d’un rôle régional mais ce n’est plus le cas – est menacée de graves désordres intérieurs avec la politique à la fois anti-laïque et anti-Kurdes du président Erdogan, alors même que les seules offensives efficaces contre Daech ont été menées par les Kurdes. La situation en Syrie semble, jusqu’à preuve du contraire, décourager historiens et analystes des conflits. A quoi la comparer, en effet ? L’imbrication du militaire, des luttes religieuses et des intérêts économiques – les champs pétroliers ne sont pas loin -, avec en toile de fond la renaissance de la rivalité est-ouest, forme un conflit sur bien des points totalement inédit. Il affecte en priorité une Europe impuissante à définir son propre rôle dans l’affaire tandis que par centaines de milliers les réfugiés cherchent à s’abriter en son sein.
Cette poudrière d’ampleur inconnue est-elle née de l’invasion de l’Irak par les troupes américaines ? Très probablement. Jacques Chirac et Dominique de Villepin resteront dans l’histoire pour s’être opposés à cette folie à la tribune du Conseil de sécurité de l’ONU en 2003. Mais il y a eu d’autres erreurs, y compris au sein de la diplomatie française, notamment celle qui a consisté à croire que le « printemps arabe » emporterait toutes les dictatures, y compris celle de Bachar Al-Assad, héritier de son père. Puis d’imaginer qu’une opposition « laïque et démocratique » en Syrie ne serait pas noyautée par les diverses expressions du radicalisme islamique… Le processus de Vienne souffrira sans doute rapidement de ne comporter que des « parrains » : les deux « grands » et les puissances régionales. Aucun syrien n’est présent. Il est en effet impossible de réunir les différents camps qui s’affrontent sur le terrain depuis maintenant quatre ans et demi. La situation militaire est complètement bloquée. Défendu du ciel par les avions de combat et hélicoptères russes, sur le terrain par les milices chiites et ce qu’il reste de son armée, le régime syrien peut tenir longtemps tandis que les frappes aériennes – à laquelle la France apporte son concours – ne semblent pas amenuiser Daech qui poursuit son recrutement de « djihadistes » en Europe et dans notre pays.
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