En quelques coups de baguette, cette virtuose peut mettre le monde à ses pieds. Claire Gibault se souvient avec sourire de ce jour de juillet 1969 où elle a partagé la Une de France Soir aux côtés de Neil Armstrong. “Un homme a marché sur la lune, “Une femme a dirigé un chef d’orchestre”. Pion-nière dans un domaine encore très masculin, elle constate qu’en quarante ans les choses n’ont que très peu changé. C’est sans doute son caractère volontaire et un brin d’autorité qui ont naturellement menés la jeune Claire à la direction. Aujourd’hui, son goût du partage la pousse à remonter sur scène.
Alors qu’elle poursuivait la renommée et la gloire dans ses jeunes années, elle change de cap en 2010 en créant le Paris Mozart Orchestra, orchestre non permanent, “engagé et solidaire”, qui intervient dans des endroits pour le moins non conventionnels, musicalement parlant. Écoles de ZEP, prisons, hôpitaux, Claire souhaite désormais sensibiliser à la musique classique un public qui ne s’y intéresserait pas spontanément. “J’ai le goût de la pédagogie et du partage qui agit sur moi comme un produit dopant ! L’envie de renouveler les institutions musicales m’a amené à concilier les domaines artistique et social dans ce projet.” Cas unique en la matière, tous les artistes qui souhaitent intégrer le Paris Mozart Orchestra doivent signer une charte de valeurs. Parmi ses principes, la parité homme/femme au poste de soliste ou encore le principe de non- discrimination, l’égalité de salaire pour tous, etc. Du jamais vu dans ce type d’institution.
Comme souvent chez les artistes, Claire Gibault fut initiée à la musique par son père, professeur de solfège pour débutants au Mans. Une dynamique de transmission qu’elle souhaiterait aujourd’hui modifier. À cinq ans déjà, elle pratique le piano. À sept ans, elle s’essaye au violon, avant de comprendre que c’est en réalité la direction qui l’attire. Petite, Claire joue beaucoup mais parle très peu. Son réconfort, elle le trouve dans l’harmonie des notes, qui devient progressivement un “langage refuge”, un substitut d’expression dans lequel elle arrive enfin à s’épanouir. “Jeune, j’étais avare de mots. J’en garde encore aujourd’hui le goût de la synthèse et de la clarté, d’aller à l’essentiel sans délayer. Plus qu’une langue, la musique fut pour moi, comme pour beaucoup d’artistes, un moyen de me construire en tant que personne” confie-t-elle. Premier prix du conservatoire du Mans, elle part étudier au Conservatoire national de Paris, où elle est la seule fille inscrite dans la spécialité “direction”. Elle termine ses études en obtenant le “premier prix” et la mention “première nommée”. Une intime certitude lui permet de poursuivre ses ambitions dans un milieu profondément conservateur : depuis son enfance elle se sent investie d’une mission artistique, un sentiment qu’elle qualifie de “plus fort qu’elle. Une évidence, tout simplement. J’ai su courber l’échine pour prendre les coups, mais je ne suis pas un martyre, car chaque obstacle est une leçon en soi.”
Guidée par l’inconscience
Animée par la volonté de voir plus de femmes diriger les orchestres, Claire admet que sa démarche comportait à l’époque une part d’inconscience. En 1969, à tout juste 24 ans, elle devient pourtant le chef d’orchestre de l’opéra de Lyon et y rencontre son futur maître, Claudio Abbado. Est-ce aussi l’inconscience qui la guide lorsqu’elle décide de lui écrire pour lui proposer d’être son assistante, alors qu’il s’apprête à diriger la Scala de Milan avec la pièce Pelleas et Melisande ? Toujours est-il qu’elle part le rencontrer en Italie. Un coup de foudre artistique se produit : Claudio Abbado l’embauche sur le champ et un an plus tard, elle est son assistante à la Scala. Elle le suit ensuite aux opéras de Vienne, de Londres et de Berlin, où il lui donne l’occasion de diriger l’orchestre philharmonique. En 2004, Abbado crée l’orchestre Mozart à Bologne et confie à sa protégée le recrutement des musiciens, si bien que Claire reste à ses côtés pour diriger une série de concerts.
Alors qu’elle enchaîne les succès sur la scène internationale, une deuxième rencontre la marque profondément pendant qu’elle dirige le Comte Ory de Rossini. Lors de son séjour dans le Sud de l’Angleterre, la visite du monastère orthodoxe de Maldon lui fait connaître le plus grand bouleversement spirituel de sa vie. Le père Siméon change radicalement son rapport à la musique et au monde, la guérissant de ce qu’elle appelle “l’addiction à la gloire”, une poursuite frénétique de la reconnaissance. “Il m’a aidé à me décentrer de moi-même, à m’intéresser davantage aux autres”, se souvient Claire, avant d’ajouter “en m’apprenant l’humilité, l’orthodoxie a réunifié toutes les composantes de ma personne.” C’est alors qu’elle se rend compte qu’au cœur des rivalités artistiques et des guerres d’ambitions, son désir d’être mère est arrivé à maturité. Elle décide alors d’adopter deux enfants au Togo à l’orphelinat Sainte-Claire.
Malgré son envie de revenir aux sources, la musicienne se rend très vite compte qu’il est difficile pour une femme de franchir le plafond de verre. Un certain besoin de faire le vide artistique l’amène à rentrer au Parlement européen sur la liste UDF, où elle devient membre de la commission de la Culture et de l’Éducation ainsi que de la commission du Droit des femmes et de l’Égalité des genres. Elle qui détestait l’exercice même du discours va véritablement “naître au langage et à la parole”. Elle laisse derrière elle deux rapports notoires, le premier sur le statut social de l’artiste dans l’union européenne et un deuxième sur la discrimination des femmes dans le monde du spectacle.
Une cure d’anonymat
“J’avais besoin de ce désert, de cette cure d’anonymat pour renaître ensuite à la musique”. Comprenant que le chemin le plus court pour une femme qui souhaite avancer est bien de créer sa propre institution, elle crée le Paris Mozart Orchestra, témoin d’un rapport nouveau entre la musicienne et sa profession… La moitié des concerts prévus sont consacrés à la création de lien social. Les paroles de père Siméon ont sans aucun doute laissé leur empreinte. C’est du moins ce qu’elle affirme dans ses Mémoires, La musique à mains nues : itinéraire passionné d’une femme chef d’orchestre, publiés aux éditions l’Iconoclaste en 2010. Sur le ton de la confidence, Claire Gibault revient sur son parcours, sa passion pour cet art – symbole de toute une vie – sur les difficultés rencontrées… “J’avais besoin de revenir dans le passé pour que s’impose à moi une évidence : je suis faite pour la musique”. Et le désir est revenu. Désir maintes fois mis à l’épreuve, mais toujours aussi vivace après tant d’années. Si Claire Gibault possède aujourd’hui la douceur d’une mère aimante et d’une femme comblée, son esprit est resté celui d’un chef, qui a su composer, dans un univers parfois très dur, sa propre partition. Sensuelle et déroutante, égale à son image. Une femme de tête, une bête de scène.