Alors que le maître du Kremlin s’apprête à débuter ce qui s’apparente à son dernier tour de piste à la tête de l’Etat russe, des questionnements se posent sur la voie diplomatique à adopter à l’égard de l’ancien pays des Tsars.
Avec ou sans Vladimir Poutine, les relations franco-russes ne datent pas d’hier. Bien que le caractère dictatorial du régime russe actuel rebute une partie du personnel politique français, la France ne peut continuer à ignorer un pays comme la Russie à l’heure des dossiers syriens, ukrainiens, du terrorisme islamique international ou encore de la montée en puissance de la Chine.
La rupture avec l’Occident
Antoine Vitkine a nommé son dernier documentaire en date La Revanche de Vladimir Poutine (diffusé le 14 mars 2018 sur France 5) et ce n’est pas un hasard. Tout au long des années 1990 et début 2000, la Russie a vécu plusieurs événements géopolitiques majeurs comme des affronts personnels envers sa légitimité et son peuple. Autant de raisons pour son président de ressasser le mythe de la citadelle assiégée.
Les raisons sont multiples mais peuvent se résumer facilement en plusieurs points de repère. Tout commence avant l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, en 1995. Les élections présidentielles approchent et Boris Eltsine est à bout de force, physiquement comme politiquement. L’ouverture à l’économie de marché s’est faite dans la douleur et au prix fort au profit des oligarques, sans que le pouvoir n’ait véritablement changé de main. En 1996, Boris Eltsine est finalement réélu à la tête de la Fédération de Russie au terme d’une élection entachée de manipulations provenant … des Etats-Unis. C’est en tout cas ce qu’a affirmé la Secrétaire perpétuelle de l’Académie Française et historienne spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, à la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale le 21 février dernier. « C’est quelque chose qui doit se savoir, il est temps de le dire ». Premier choc au sein de la nouvelle nation russe. Le second vient de la tentative occidentale de retirer son siège au Conseil de l’ONU à la Russie, qui y voit la garantie de sa reconnaissance comme puissance internationale.
Viennent ensuite les épisodes déterminants de la guerre en ex-Yougoslavie (1999) et en Irak (2003). Il s’agit de « la base première de l’autorité de Vladimir Poutine », toujours selon Madame Carrère d’Encausse. Lors de ces épisodes, la Russie considère que les Etats-Unis et l’OTAN ont nié la légitimité internationale russe en contournant l’avis de l’ONU avant d’intervenir au sol. La Russie prend alors conscience qu’elle n’est pas créditée comme pays majeur malgré son passé et sa participation à l’Histoire. « La guerre en Yougoslavie, continue Hélène Carrère d’Encausse, qui a vu le bombardement d’un pays européen en temps de paix fut une humiliation profonde pour la Russie ».
La fracture s’aggrave encore en 2004 lors de l’élargissement de l’OTAN aux pays baltes. Cette première intrusion atlantiste dans ce que la Russie considère comme sa zone d’influence principale ne passe pas. C’était une des lignes rouges que Vladimir Poutine avait fixé à l’Occident. La voilà franchie. C’est le cas une deuxième fois en 2007 lors des crises géorgienne et ukrainienne. Le président russe riposte alors en Ossétie du Sud et en Abkhazie afin de démontrer au monde que son pays existe. Il s’agit là de la rupture définitive de Poutine avec l’Occident.
Le cas des sanctions économiques
En vigueur depuis 2014, au moment où la crise ukrainienne atteignait des sommets et quelques mois après l’annexion de la Crimée par Moscou, les sanctions économiques décidées par l’Union Européenne sont autant un échec sur le long terme qu’une nouvelle humiliation infligée à la Russie.
Bien que touchant les secteurs de la banque des entreprises de défense, les compagnies pétrolières et le secteur agricole russe (la Russie ne peut plus importer de biens alimentaires d’Europe), force est de constater que ces mesures ne feront pas plier l’actuel occupant du Kremlin. Sans compter le bond récent de l’agriculture du pays. Fin 2017, le site web de France Info affirme même que les productions de céréales, de lait et de viande ont battu des records l’année passée. La Russie a donc réussi à s’affranchir de sa dépendance aux importations européennes dans ces secteurs.
Dans le même temps, Vladimir Poutine positionne ses pions à l’Est, le regard tourné vers l’Empire du Milieu avec qui il participe à la construction d’une nouvelle route de la soie, chantier pharaonique estimé à environ 1000 milliards de dollars visant à relier l’Europe et l’Asie.
Le regard tourné vers l’Asie
En 2000, la Russie voulait rejoindre la famille européenne, s’y sentant attachée historiquement et culturellement. Dix-huit ans plus tard, elle prend conscience que l’avenir du pays est peut-être à l’Est de l’Oural. Surtout avec l’horizon entrouvert par la Nouvelle Route de la Soie, d’où l’investissement dans ce projet. L’Europe, elle, n’est pas encore sûre d’elle et prend du retard. Elle sait d’ailleurs très bien que pour y prendre part, elle devra renouer avec Moscou.
Au sein même de son modèle politique, la Russie ne se sent pas reconnue à sa juste valeur. Car contrairement à l’Occident, les russes estiment qu’il n’existe pas qu’un seul modèle démocratique. L’impunité des Etats-Unis sur l’échiquier international leur est tout aussi incompréhensible. Autant de considérations qui ont poussé le Kremlin à essayer de construire de nouvelles alliances, notamment au sein des BRICA (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ou encore de l’Organisation de Coopération de Shanghai dont il est co-parrain.
Une recherche de puissance et de reconnaissance
Pour Hélène Carrère d’Encausse, il est maintenant clair que la ligne de la politique internationale russe ne relève pas de l’impérialisme – concept qu’elle considère inhérent aux pays capitalistes comme les Etats-Unis – mais de la recherche de puissance, de légitimité, de nouvelles alliances. Elle prend en exemple le dossier syriens.
Selon l’historienne, la Syrie fait partie des investissements russes au Moyen-Orient, point-clé de sa politique dans la région. Elle consiste avant tout à protéger un patrimoine auquel la Russie se sent attachée depuis longtemps : les Chrétiens d’Orient, sans oublier la situation stratégique pour lutter contre la menace islamique. Cette dernière pèse sur la Russie qui compte 15 millions de musulmans intégrés en son sein.
Dans plusieurs régions comme le Tatarstan, l’islam est devenu politique et donc source de déstabilisation. C’est une des raisons de la détermination de Moscou à l’emporter au Moyen-Orient et y construire des relations solides avec les puissances régionales. Il est intéressant de noter que la Russie a actuellement des liens avec Israël et l’Iran dans ce même objectif de stabilisation. L’intervention en Syrie ne serait donc pas qu’un soutien aveugle à une dictature sanguinaire, mais un geste fort motivé par des aspirations culturelles et diplomatiques.
Une reprise nécessaire du dialogue
La Russie, au début des années 2000, se sentait fondamentalement européenne. Une des premières décisions de Vladimir Poutine a d’ailleurs été de faire de l’UE son premier interlocuteur, une main tendue que cette dernière n’a pas saisie en son temps.
Il n’est toutefois pas trop tard pour faire évoluer les positions européennes. L’ouverture de relations régulières et resserrées avec l’Asie va devenir de plus en plus nécessaire à mesure de sa prise de poids économique et politique (notamment en Inde et en Chine). Pour cela, passer par la Russie sera de toute manière nécessaire. D’où la nécessité pressante pour la France et l’UE de revoir leur copie à l’égard de ce pays.