Dans le corps du texte qui lui a valu le prix du meilleur article financier 2017, l’excellent journaliste Pascal Riché, de L’Obs , a glissé cette vieille plaisanterie d’économiste : « « Si quelqu’un t’explique comment marche la monnaie et si tu as l’impression d’avoir compris, c’est qu’il te l’a mal expliqué. » C’est vrai que définir le rôle de la monnaie dans l’économie en termes simples met à l’épreuve les nerfs des meilleurs pédagogues. Moins, d’ailleurs, pour des questions de logique mathématique qu’en raison de la charge politico-affective liée à l’argent et aux souvenirs des catastrophes provoquées dans certains pays par l’hyper-inflation ( en Allemagne sous la république de Weimar, par exemple) ou l’effondrement du cours de devises considérées comme solides mais « attaquées » sur les marchés internationaux… Parler de monnaie, c’est aussi réveiller le souvenir de dévaluations et de spéculations, de gains immérités chez le voisin ou de patrimoines familiaux engloutis. Cela peut aussi faire surgir les grands mots : souveraineté nationale, indépendance, etc… Bref, c’est fondamentalement politique et, comme tel, très psychologique.
Lors de la récente campagne présidentielle, lors du débat entre les deux finalistes, on a par exemple assisté à l’enlisement dialectique en direct de Marine Le Pen, pourtant rodée à toutes les formes de joutes verbales. Pourquoi ? Parce qu’elle a voulu s’embarquer sans biscuit dans une explication oiseuse sur la possibilité de supprimer l’euro tout en revenant à une valeur de type ECU, l’unité de compte entre états qui a préfiguré la monnaie unique. C’était beaucoup trop alambiqué à expliquer. Emmanuel Macron a eu beau jeu, sans prendre le risque de se lancer dans une réfutation argumentée « style Giscard d’Estaing », de lui demander tout simplement à quoi le système qu’elle proposait pourrait bien servir.
Bien que d’un maniement délicat dans les discussions, la monnaie constitue cependant un sujet trop fondamental pour devenir tabou. Il ne disparaîtra pas de sitôt en tant que thème de controverse démocratique. Mieux : on va, prenons les paris, en parler de plus en plus. Pour deux raisons conjuguées au moins : les « monnaies complémentaires » prolifèrent et la révolution numérique modifie à tel point les habitudes de paiement que notre relation même à la monnaie sera à plus ou moins long terme bouleversée. En ce domaine comme en d’autres, il semble se produire une forme « d’uberisation ». Celle-ci est double : elle concurrence à la fois une partie des services bancaires et une mission séculaire de l’Etat qui est, quel que soit le pays, d’assurer la fourniture des outils de paiement indispensables à l’économie. Mais peut-être cette évolution n’est-elle qu’une forme de retour aux sources. Au cours des siècles lointains le très rémunérateurs métier de banquier consistait surtout à financer princes et armateurs pour leurs guerres et leurs conquêtes, très peu à prêter aux particuliers et aux artisans. Quant aux monnaies locales, elles ont longtemps coexisté, dans la France de l’ancien régime, avec la monnaie royale. Il fallait d’ailleurs, notamment lors des déplacements de la Cour, disposer de changeurs habiles qui établissaient les parités monétaires en empilant les pièces sur les cases d’un tapis pliable ressemblant à un échiquier. De là, en Angleterre, l’expression « chancelier de l’échiquier » pour désigner le ministre des finances. Elle remonte à l’époque de Guillaume le Conquérant…
Les « monnaies complémentaires » ont été très mal vues ensuite par l’état républicain et jacobin, qui les a toutes supprimées. Elles sortent seulement du purgatoire. Le monopole étatique a été si longtemps la règle que l’on a du mal à imaginer aujourd’hui une séparation entre activité monétaire et puissance publique. Pourtant, n’est-ce pas comme cela que fonctionne l’euro, monnaie en principe déconnectée de l’intervention des états ? On sait très bien que les pères fondateurs de la monnaie unique ne voyaient pas exactement les choses ainsi. MM. Khol et Mitterrand, fédéralistes sans trop l’avouer, pensaient que la monnaie servirait d’intégrateur et favoriserait tôt ou tard une politique économique commune.
L’exemple de la Sardaigne
On constate tous les jours cependant que les pays de l’euro restent loin de l’harmonisation de leur fiscalité ou de leurs pratiques budgétaires. Vaille que vaille, l’euro demeure donc une monnaie « hors sol » utilisée à la fois par les prospères allemands et les grecs aux abois. Son avenir fait l’objet d’incessantes polémiques entre économistes de tous les pays et nul ne sait vraiment quel scénario privilégier, entre le statu-quo à perpétuité, l’intégration économique ou l’éclatement de la zone. Ce qui est intéressant, pour le moment, c’est que l’écrasante suprématie de la monnaie commune laisse place à de « petites » monnaies qui se répandent plus facilement, peut-être, qu’elles ne l’auraient fait sur le territoire des anciennes devises en présence de banques centrales plus sourcilleuses. Est-ce que la « Sardex », utilisée en Sardaigne aurait pu se développer au temps de la lire italienne ? La question mérite d’autant plus d’être posée que ce « réseau financier amical » qui fonctionne comme ( et avec) Facebook est en train d’essaimer dans toute la péninsule. Pascal Riché note qu’il s’agit d’un véritable « feu de brousse » : « Il a fait une dizaine de petits en Italie, des clones dont Sardex SPA est actionnaire : en Vénétie (Venetex), Emilie-Romagne (Liberex), Campanie (Felix), dans les Abruzzes (Abrex), dans le Molise (Samex), dans les Marches (Marchex), en Ombrie (Umbrex) ou dans le Piémont (Piemex) et le Latium (Tibex) ou encore la Lombardie (Linx) ou la Sicile (Sicanex)… en attendant la vallée d’Aoste (le Valdex). Sardex est derrière tous ces projets, procure la plateforme technique, participe au capital. »
Pourquoi l’Etat laisse-t-il faire ? Sans doute parce que même les technocrates se sont aperçus que« la monnaie en réseau » favorise la circulation monétaire et, partant, les rentrées de TVA : quand on vend quelque chose et que l’on est payé avec une valeur qui n’est utilisable que dans un seul circuit et qui ne peut pas se placer en banque, on ne peut que dépenser vite et localement quitte à encourager son voisin paysan à faire pousser à nouveau les poireaux dont nos grands parents se régalaient jadis. Résultat, les « monnaies complémentaires » constituent un véritable stimulant pour l’économie de proximité, principalement dans les territoires délaissés par les banques. Même les politiques les plus jacobins ne peuvent passer à côté de ça…
En France, le site des « Monnaies locales complémentaires citoyennes » publie une éloquente cart e de France interactive qui montre que l’expérience est déjà ancienne dans une trentaine de zones géographiques différentes. Il existe plusieurs « modèles » de systèmes monétaires. Il est clair chez nous – plus que dans d’autres pays – que le mouvement est porté par la mouvance écologiste, voire associé à un idéal de décroissance. Ce qui ne manquera pas de créer une tension grandissante entre ceux qui considèrent l’utilisation de billets spécifiques comme le symbole de l’échange désintéressé entre individus et ceux qui voient dans les monnaies complémentaires un simple outil de business régional et de développement, aux effets susceptibles d’être accentués par la dématérialisation. Le risque serait de passer d’un univers à un autre. Notamment en faisant le lien entre « monnaies complémentaires » et « cryptomonnaies » de type « bitcoin ». Le seul point commun entre ces deux façons de considérer les monnaies du futur, c’est la volonté de se passer des états et des banques. Mais à part cela, le fossé est immense. Les cryptomonnaies s’inscrivent dans la mondialisation et fonctionnent selon des modes collaboratifs complètement inédits, peu faciles à comprendre pour le profane quand ils ne sont pas, tout simplement, terrifiants par leur technicité ou leur possibilité d’instrumentalisation par des réseaux maffieux. Les monnaies locales nous renvoient, elles, à une culture quelque peu militante, voire médiévale, susceptible cependant d’évoluer avec la dématérialisation. A notre connaissance, seule la loi sur l’économie sociale et solidaire traite de la question. Une refonte de ce texte est envisagée bien que ce texte ne date que de 2013. Il sera intéressant, à cette occasion, de vérifier s’il se dégage une doctrine cohérente française à propos de la coexistence entre les « petites » monnaies et l’euro.