Même désenchantée par votre expérience à l’ENA, vous n’appelez pas pour autant à sa suppression. Vous pensez plutôt à une réforme en profondeur. Quelles sont les réformes les plus urgentes selon vous et comment y parvenir ?
En effet, je crois que supprimer l’ENA ne servirait à rien : il faudra bien continuer à recruter et à former des hauts fonctionnaires. Les faire passer par d’autres écoles, par d’autres circuits de formation que l’on réinventerait de toutes pièces, c’est seulement reconduire le problème en le dispersant et en le rendant moins visible. Ce serait au surplus bien plus coûteux que de réformer ce qui existe – à moyens constants, cela n’exige que deux choses, certes essentielles, mais gratuites : une vision et une volonté. Sans compter qu’il ne faut pas sous-estimer le poids de l’Histoire – et des énarques ! – dans un pays comme la France. Je crois que l’on n’est pas près de renoncer aux grandes écoles comme partie intégrante du mythe français des élites, fondé sur un rapport très particulier et très méfiant à l’université.
C’est pourquoi je crois que l’ENA va demeurer, mais qu’elle ne le peut et ne le doit qu’à condition d’être fidèle à sa vocation initiale, celle de l’ordonnance de Debré de 45 : insuffler « le sentiment des hauts devoirs que la fonction publique entraîne » et « donner les moyens de les bien remplir ». Ceci passe par une formation…qui formerait à quelque chose ! Dans leur configuration actuelle, les deux années de scolarité représentent un terrible gâchis – hormis les stages, et encore, à condition d’être chanceux et correctement suivi par les « maîtres de stage ». Former à quelque chose n’est pas si compliqué : mais il faut pour cela sortir de l’ambiguïté constitutive de l’ENA, qui en fait une « école d’application » – mais d’application de quoi ? – complètement coupée du monde de l’enseignement supérieur – et qui ne délivre d’ailleurs aucun diplôme, chose de plus en plus contestable dans un environnement internationalisé où l’énarque n’a aucune légitimité face à ses homologues des administrations étrangères détenteurs de PhD (« docteurs »). Quand bien même les énarques sont souvent à bac +8 ou 10, ils ont rarement ce grade, puisque l’ENA ne délivre aucun diplôme.
Et d’ailleurs, comment le pourrait-elle ? Il faudrait pour cela qu’elle refonde entièrement ses programmes. Qu’elle se concentre sur un contenu aujourd’hui inexistant, et qui correspondrait aux métiers réels que les énarques sont ensuite censés exercer. C’est pourquoi je crois qu’il faut réformer radicalement la scolarité elle-même, indépendamment des sempiternelles interrogations sur les concours d’entrée et de sortie.
Trois axes au moins pour cela, qui relèvent du bon sens : réinjecter de la culture humaniste à haute dose, c’est-à-dire des séminaires critiques de réflexion sur les enjeux d’éthique économique et sociale, la philosophie appliquée aux enjeux de l’action publique, la responsabilité des fonctionnaires. Affuter le sens du réel en transformant les stages en stages civiques au plus près du terrain et des enjeux locaux : l’équivalent de stages ouvriers dans le service public, loin des tables de négociation des Nations unies et des affres du protocole du stagiaire ENA qui prépare une visite ministérielle. Enfin, travailler sur les compétence clefs liées aux fonctions qui seront exercées en sortie, ce qui signifie un classement et une affectation intervenant beaucoup plus tôt dans la scolarité et une seconde année consacrée à l’approfondissement des sujets : économiques, sociaux, diplomatiques ou juridiques selon la branche choisie, plutôt que le survol au mieux superficiel d’un ensemble hétéroclite qui ne prépare pas à tout, mais à rien.
Dans votre ouvrage, vous revenez aussi sur la genèse de l’Etat et le beau projet de départ, qui consistait quand même à empêcher la cooptation et le népotisme dans la haute administration et la diplomatie française, et avait reçu en son temps le soutien y compris des communistes. La question qu’on ne peu s’empêcher de poser est : « 70 ans après, comment en est-on arrivé là ? »
C’est en effet une excellente question. Et c’est la tentative d’y trouver une réponse qui m’a poussée à écrire, puis à vouloir publier ce livre. Comment, partant en effet avec un objectif issu du Conseil national de la Résistance, dans un contexte de refondation institutionnel, en arrive-t-on 70 ans plus tard à devoir parler d’une école dont le simple acronyme provoque les ricanements ou la colère ?
Je crois qu’il faut prendre au sérieux cette décrédibilisation d’une certaine technocratie qui apparaît coupée du réel – parce qu’elle l’est trop souvent ! Se trouver propulsé du jour au lendemain dans les arcanes du pouvoir par la grâce d’un concours réussi, savoir dès lors que, quoi qu’il arrive, on « en est », du « club » des énarques, qui n’est d’ailleurs pas particulièrement solidaire, mais qui offre une carte de visite à toute épreuve, surtout si elle se double d’une appartenance aux « grands corps », cela n’incite pas particulièrement à garder les pieds sur terre. Dès lors, le risque est de s’habituer à ce qui paraissait d’abord exceptionnel, la fréquentation des milieux de pouvoir, des plus hauts échelons administratifs, tout en laissant la rumeur citoyenne, populaire, se fracasser contre des murs de plus en plus insonorisés. Une certaine endogamie s’installe facilement, qui permet d’oublier l’insupportable.
Au fond, bien des hauts fonctionnaires, à l’instar de leurs petits camarades du secteur privé, croient encore au mythe du « ruissellement », c’est-à-dire de la croissance, du confort et du bien-être qui diffusent et ruissellent dans toute la société à mesure que la couche supérieure s’élève vers les sommets. Parce que leur carrière est souvent accélérée, dynamique, enthousiasmante, parce que toutes les portes s’ouvrent devant l’énarque qui sait gérer ses réseaux, il devient facile d’écarter de son champ de vision la réalité du travail quotidien des fonctionnaires de base, peu valorisé, parfois répétitif, dans un environnement soumis à la contrainte permanente et au mantra de l’austérité.
Par conséquent, ce sont sans doute les outils les plus classiques de la philosophie politique, de l’anthropologie et de la sociologie administrative qui permettent d’analyser cet échec de l’école ! Pas de volonté délibérée de mal faire derrière ce naufrage, mais le reflet sur l’ENA de tendance longues de la vie intellectuelle et politique.
Le principe des trois petits singes – ne pas voir, ne pas entendre, ne pas dire – est aussi ancien que le monde et Michel Crozier qui s’interrogeait sur les blocages de la machinerie administrative parlait déjà dans les années 70 des « stratégies de l’évitement », consistant à tourner autour des problème ou à les passer sous le tapis plutôt qu’à prendre des risques en les exposant !
Et puis, on retrouve là les conséquences d’un abandon des « humanités », de l’idée qu’elles ont un rapport avec la vie réelle, cette dévalorisation de la culture générale qui aboutit à l’absence de toute construction d’un savoir critique à l’Ecole, sur l’administration ou la société. On retrouve l’idéologie du « management » fondée sur des grands mots, une sorte de novlangue tayloriste appliquée au secteur public, qui fait croire que parler de « gouvernance », de « performance », d’« évaluation à 360 degrés » ou de « renforcement de capacités » recouvre quelque chose de « moderne » et donc d’efficace. On croit enfin que se colleter avec le réel, c’est le voir passer à travers les vitres d’une voiture préfectorale ou ministérielle, accompagnée de ses gyrophares. Et qu’avoir passé dix minutes dans un commissariat d’arrondissement ou dans une agence Pôle emploi, c’est leur avoir fait beaucoup d’honneur et s’être imprégné d’une réalité de terrain.
Alors certes, on sait parler de tout avec beaucoup d’aplomb. Mais pour dire quoi ? La communication politique remplace la politique. Les éléments de langage remplacent la note technique, qui n’est qu’une compilation d’éléments de langage. La surréaction médiatique se substitue au temps long de l’expertise. D’ailleurs, les clichés les plus communs sur l’énarque sont assez révélateurs : d’un gamin qui « parle bien » de n’importe quoi, on se dit qu’il fera un bon énarque. Une langue d’or ! Pourtant, bien parler ne suffit pas. Bien agir est plus essentiel, pour un énarque. Plus dangereux, aussi, d’où la préférence pour l’inaction : PDVMVPDV «pas de vagues, mon vieux, pas de vagues ». Agir, c’est potentiellement prendre des coups. Et surtout, agir c’est avoir du courage, fondé sur des convictions, fondé sur la lucidité. Où va-t-on les chercher ? Pas à l’ENA, je le crains.
Simplement, il advient un moment où la poussière accumulée dans les recoins, repoussée par chaque génération, commence à faire désordre, à se voir, à faire éternuer. L’allergie aux belles promesses jamais suivies d’effets devient plus forte. On risque l’œdème de Quincke de la société, si ce n’est le choc anaphylactique ! Ce qui passait encore quand l’ascenseur social des Trente Glorieuses fonctionnait, quand les nouvelles technologies annonçaient un monde illimité de libertés nouvelles, quand une vie meilleure semblait promise à celui qui saurait saisir sa chance, ce qui passait encore à ce moment-là, c’est-à-dire une forme d’esbroufe et de désinvolture, ne passe plus quand il faut jongler au quotidien avec des bouts de ficelle, craindre le lendemain, voir la peau de chagrin des prestations sociales se racornir. Les « stabilisateurs automatiques » en panne, le discours triomphant de l’individualisme conquérant regagnant du terrain, le sentiment généralisé d’une impuissance publique, tout cela génère de la peur, puis de la colère…
Vous faîtes plusieurs fois dans votre livre un lien entre le poids de cette institution qu’est l’ENA et le vote FN, en raison d’une déconnexion croissante entre peuple et élite. Quelle est la corrélation entre les deux exactement ?
Oui, j’ai commencé le livre, il faut le dire, avec cette idée fondamentale en tête : le fait qu’il y a une responsabilité des élites dans la montée du vote FN, pour plusieurs raisons. La première, je l’ai dite, c’est le fait que l’on ne peut impunément faire semblant de faire sans finir par laisser voir que l’on ne sait pas ce que l’on fait. Alors, surgissent des gens qui s’appuient sur de vraies défaillances pour proposer de fausses solutions.
Mais surtout, c’est la deuxième idée que j’avais en tête, il ne suffit pas d’accuser en retour ceux qui se tournent vers ces marchands de sable pour exprimer leur colère. Qualifier d’affreux ou d’idiots les millions de Français qui votent à l’extrême-droite, c’est non seulement contre-productif mais c’est prendre le problème à l’envers ! Qu’est-ce qui s’est passé en effet, pour que l’on atteigne un tel stade d’amnésie mentale et de désespérance politique ? C’est ça, la vraie question. Celle qui force à prendre à bras-le-corps les vrais problèmes montrés du doigt par de faux vendeurs de solutions ! Il ne suffit pas de s’indigner, il faut comprendre ! Saisir ce qui a pu conduire la gauche et la droite à abandonner tout un pan de l’espace public – la réflexion sur l’Etat-providence, sur l’économie quand elle est au service des hommes et pas l’inverse, sur la souveraineté et l’Europe qui devait être un formidable outil d’union et non de désunion. Tenter de comprendre pourquoi cette colère a profité, en France, au FN plutôt qu’à une vraie gauche qui aurait pu saisir une occasion historique de proposer des alternatives. Tenter de ne pas abandonner la critique sociale aux tenants de la préférence nationale !
Et pour cela, oui, les énarques jouent un rôle majeur pour une raison simple : ils occupent naturellement l’espace intermédiaire du pouvoir, celui des cabinets ministériels et des directions des grands ministères. C’est-à-dire concrètement les lieux où les décisions, juste avant d’être prises, sont forgées. Ce qu’ils proposent aux politiques, ce qu’ils délivrent à l’exécutif, ce qu’ils mettent en œuvre pour le législatif, c’est tout cela qui fait une politique publique. Il serait trop facile de se cacher sous la casquette de l’exécutant de l’ombre. La complexité du monde et des circuits administratifs est telle que les hauts fonctionnaires en prise directe sur leur dossier sont les seuls à pouvoir déterminer exactement les marges de manœuvre dont ils disposent. Et c’est là que se pose la question : leur formation, notre formation, nous prépare-t-elle à prendre la mesure de cette responsabilité, à proposer des arbitrages y compris lorsqu’il s’agit de violenter des intérêts corporatistes, bref, à croire encore que l’on dispose d’autre chose que du discours pour agir sur le réel ?
Et la réponse est non, du moins certainement pas assez ! Corsetés que nous sommes par les tics et les usages, par les normes et les règlements, par la culture du consensus mou et du centre vide, par le désir éperdu de tout concilier, de ne fâcher personne, de trouver des solutions même là où il n’y en a peut-être pas – et il faudrait le dire et l’assumer ! – , nous continuons de faire dans « l’affichage ». De détricoter un jour le droit du travail pour retricoter le lendemain la protection des salariés ; de défaire le budget des universités un jour pour affirmer le lendemain la priorité accordée à la recherche ; de prétendre inverser les courbes un jour pour se désoler le lendemain que la pensée magique n’ait point suffi…
Voici pour moi l’une des clefs de la montée du vote FN, qui prospère sur la lassitude face aux discours sans contenu, aux promesses sans suite, au sentiment généralisé d’une sorte de faillite des gouvernants. A cela, on ne peut répondre que par une trinité qui allie courage, exemplarité, lucidité. La mission des énarques est plus urgente que jamais à ce titre. Mais encore faut-il qu’ils y soient préparés : qu’on leur rappelle, dès le premier jour, que leur mission n’est ni de conquérir ni de garder le pouvoir, mais au contraire de le contenir et d’en faire un instrument au service des plus faibles, de jouer les mouches du coche, de harceler les oublieurs et les Assis au sens rimbaldien. En ce sens, il n’y a pas de pensée du pouvoir technocratique sans réflexion sur le rôle de l’Etat : s’il est là pour organiser et fédérer les initiatives individuelles, pour garantir la liberté sans négliger l’égalité, pour protéger les plus faibles et non pour porter les intérêts des plus forts, ses « serviteurs » ne sont que des ingénieurs du lien social. Loin d’apparaître comme d’affreux gardiens du pouvoir établi, ils devraient être les anges gardiens que l’on appelle à la rescousse pour inventer des possibles ! Mais il y a un long chemin à parcourir pour cela…
Ce n’est pas la première fois qu’un ouvrage critique envers l’ENA paraît. Vous-même les recensez à la fin de votre livre. Dès 1967, Jean-Pierre Chevènement et d’autres, sous le pseudonyme collectif de Jacques Mandrin, s’en prenait à une école qui avait tout juste deux décennies d’existence. Que peut changer votre livre par rapport aux autres ? N’est-ce pas un peu un « cri dans le désert » ? Une réforme de cette institution, désormais âgée de 70 ans, n’est-elle pas tout bonnement impossible ? Quels sont les obstacles ? La tâche n’est-elle pas trop dure ?
C’est vrai, ce livre n’est ni le premier ni, sans doute, le dernier. J’ai de l’estime pour l’analyse courageuse de Chevènement en 67 mais, hormis la première partie qui est toujours valable, l’appel lyrique aux « hussards du socialisme » que pourraient devenir les énarques, à l’instar des instituteurs « hussards de la République », a fait long feu. Il y a eu diverses analyses plus sociologiques ou plus anecdotiques depuis. J’ai voulu ce livre pour des raisons à la fois personnelles –lever le « masque » dont je craignais qu’il finisse par me coller à la peau ! – et d’ordre presque civique : je considère qu’être passé par là confère une responsabilité, celle de regarder en face les limites du système. J’étais lasse des innombrables discussions de couloir que j’avais avec des camarades persuadés comme moi que quelque chose clochait mais qui ne voulaient – ou ne pouvaient – pas le dire.
Et puis j’ai une sorte de vieux tropisme littéraire qui continue de me faire croire au pouvoir de la parole écrite : alors j’ai tenté l’aventure. Cela servira-t-il ? Je ne peux que l’espérer. Du moins cela réouvre-t-il un débat crucial pour moi, parce qu’on ne peut pas penser la crise de l’Etat sans penser la déroute des énarques. Pourquoi une réforme serait-elle plus impossible là qu’ailleurs ? Comme partout, c’est une conjonction de circonstances politiques et sociales qui amène les réformes ou impose les révolutions. Je crois que l’on ne mesure pas tout à fait assez, malgré tous les avertissements depuis 2002, dans les ministères parisiens et même au parlement, le degré de rage et de colère qui infuse dans la population. Le cynisme progresse aux dépens de la confiance. La parole publique ne vaut plus que ce que vaut une plaisanterie au Grand Journal. Plus personne n’est surpris d’apprendre que tel parlementaire, tel énarque, a oublié de payer ses impôts ou réglé ses frais de taxi personnels sur fonds publics pendant des années. Je parle ici volontairement de manière conjointe des parlementaires et des énarques : c’est une commune opprobre qui a tendance à les confondre, et pour le pire plutôt que pour le meilleur. Or, ce sont tous ces gens qui n’ont pas fait de droit constitutionnel qu’il faut écouter. Peu importe qu’ils mélangent technocrates et politiques. Ce qu’ils disent, c’est qu’ils se sentent floués, trompés, peu considérés. Il faut les entendre ! Et pas seulement dire : « nous vous avons entendu » puis repartir comme en 14…
Des obstacles, il y en a. Le principe des trois petits singes : il est tellement plus facile de ne rien faire… La logique du perroquet, cet « esprit réduit à l’état de gramophone » dénoncé par Orwell : il est tellement plus facile de discourir que d’agir… Le corporatisme, plus ou moins conscient. Il est difficile de reconnaître que l’on n’a pas été à la hauteur. Il est difficile de dire des choses que les autres n’ont pas envie d’entendre. Qui peuvent mettre en péril la carrière pour laquelle vous avez sacrifié beaucoup de temps et d’énergie. Peut-être ne le puis-je moi-même que parce que je suis encore jeune, que je fais ce pas de côté qui est aussi une forme de bilan, très tôt après ma sortie de l’ENA, et parce que j’ai aimé cette école avec la passion de l’ethnologue ou de l’éthologue, en « observateur participant » comme on dit, sans jamais oublier tout ce qui comptait en-dehors d’elle.
Mais il y a un autre obstacle, plus fondamental. Je sais qu’on m’objectera les « réformes en cours ». Or, tout ce qui est en cours n’est qu’ajustement cosmétique ! On change le coefficient des langues vivantes au concours d’entrée. On supprime ou pas la sortie dans tel corps à la sortie. On rajoute tel « module », on module tel rajout qui ne change rien à la substance.
La tâche est bien loin d’être titanesque. Faire une école, si on sait ce que l’on veut en faire, ça n’a rien d’insurmontable. Trouver de bons enseignants (des vrais, pas de jeunes élèves tout frais émoulus venant généraliser leurs intuitions !), plonger les élèves dans le grand bain du réel, définir des filières à mi-parcours pour fabriquer des économistes, des juristes et des chefs de projets plutôt que des généralistes soudain bombardés spécialistes deux jours après leur sortie, tout cela s’organise. Mais il faut le vouloir.
C’est un livre écrit sans illusions. Mais sans renoncement.
Certains maux que vous dénoncez dans votre ouvrage semblent être ceux de la France en général – obéissance aveugle au chef et à la hiérarchie, pression du diplôme et du statut conféré par ce diplôme,… – et pas que ceux de l’ENA. Comment réformer l’ENA si on ne change pas aussi les mentalités en France ?
Par chance, je crois que réformer une Ecole demande moins d’énergie que de réinventer une civilisation ! Cette question rejoint certes celle des « tendances longues » : notamment celle à la désintellectualisation des élites, comme si la philosophie, la littérature, la poésie n’étaient que des gadgets pour occuper les congés et les soirées solitaires. Je ne le crois pas. Se remettre à penser à l’ENA – plutôt que d’apprendre à intégrer les tics et mœurs en vigueur, ce serait un bon premier pas.
Dans votre livre, on a l’impression que l’ENA souffre de maux à la fois traditionnels (la culture administrative à la française, la hiérarchie) et modernes (le « management » et la « gouvernance » érigés en totems, le consensus autour du libéralisme économique et la dette). Comment l’expliquer ?
C’est très vrai. Mais ce n’est pas surprenant. Tant que l’on n’y envisagera pas de « penser l’action publique », on ne pourra qu’y reproduire le discours dominant. Sans pensée critique, l’école n’est qu’un buvard des grandes tendances à l’œuvre en dehors d’elle. On peut encore y réfléchir, heureusement, mais en-dehors d’elle, sans jamais y être invité ou incité de l’intérieur.
Tant qu’on ne bouleversera pas totalement la « maquette pédagogique », comme on dit en termes très concrets, on restera dans un gloubiboulga idéologique censé tout concilier. Mais comme le réel résiste, ce qu’il reste à lui opposer, c’est une pensée unique de la voie médiane, une sorte d’impensé du bon technocrate, persuadé que l’on peut toujours « s’arranger ». Or, il faut parfois oser bouleverser pour agir. Il n’y a pas d’action publique sans conflictualité. Pas de choix politiques qui échappent à la politique. L’ignorer, c’est faire le jeu des uns en ignorant la faiblesse des autres. S’en remettre aux lobbys qui proposent une pensée formatée mais prête-à-l’emploi.
Il faut ouvrir l’ENA à tous les grands débats de société. Il faut y penser la pauvreté, le revenu minimum universel, les migrations, l’aide au développement, la bioéthique, la révolution numérique, le réchauffement climatique etc. Les penser sans éléments de langage, avec du sens commun et l’aide des intellectuels et des experts qui travaillent sur ces sujets. Et sur le terrain : il faut aller créer, porter un projet d’économie sociale et solidaire, plutôt que « d’administrer » un service civique rendu par d’autres et jouer encore au jeune chef. Et tout cela serait bien plus utile qu’une énième conférence sur la LOLF [loi organique relative aux lois de finance, ndlr] !
Echapper au confort de la servitude volontaire, du discours bien rodé, des habitudes bien ancrées, cela demande un effort. L’effort d’aller voir en-dehors des sentiers battus, à la rencontre de tous ceux qui ont des idées qu’il faut transformer en actes. Mais c’est à ce prix qu’on agit, qu’on innove plutôt que de se terrer dans un placard doré jusqu’à ce qu’on vienne vous en tirer de force ! J’ai eu envie de parier sur la joie d’un réengagement possible de l’Ecole sur la voie du bien commun. Et il n’y a pas seulement des grands mots et des pétitions de principe, derrière ce pari. Je parle très concrètement de remettre à plat tout le contenu de la scolarité avec un objectif : qu’elle serve à quelque chose plutôt qu’à rien (ou simplement à « classer »). Sans illusions, mais sans renoncement…
La Ferme des énarques
Adeline Baldacchino
Editions Michalon
240 pages
17 euros