C’est ce que l’on appelle un seuil psychologique. Début octobre, l’INSEE a confirmé ce dont tout le monde se doutait. La dette de la France atteint 2000 milliards d’euros et approche donc le montant d’une année de produit intérieur brut, ce qui fait que l’on peut calculer très facilement la part de l’endettement public de chaque français (bébés et vieillards compris). Il suffit pour cela de prendre le chiffre du PIB par habitant, soit 34 092 euros (23 ème rang mondial), lequel s’est trouvé en baisse de 4, 094 % entre 2013 et 2014 selon le FMI. Autre repère utile : sachant que le montant prévu des recettes fiscales nettes, tous impôts confondus, a été de 284 milliards en 2014, le passif représente presque huit années de taxations de tout acabit. On sait que le montant cumulé de la dette résulte de quarante années de budget à découvert, l’Etat dépensant plus qu’il n’engrange, à la fois pour le meilleur (l’investissement) et pour le pire (le fonctionnement). Tous les débats à ce sujet restent obscurcis pour les polémiques politiciennes car l’image accablante de la dette demeure un excellent cheval de bataille pour les oppositions au pouvoir en place. Les comparaisons entre finances publiques et privées sont très faciles à établir même si elles ne sont pas toujours pertinentes. Le budget d’un Etat et celui d’un ménage de particuliers présentent en effet des points de ressemblance mais il ne s’agit pas tout à fait de la même chose. Un seul exemple à ce sujet : toute personne vivant en situation de découvert permanent pendant quatre décennies aurait vraiment beaucoup de mal à trouver encore un banquier lui faisant crédit alors que la France voit les prêteurs se bousculer à sa porte. Non pas en raison des perspectives économiques qu’offre le pays mais grâce à l’excellente réputation mondiale d’un système fiscal sophistiqué qui paraît depuis longtemps expert en l’art de tondre un oeuf. Et aussi, pour être juste, parce qu’une vieille nation riche gardant de beaux restes de fortune soutient aisément la comparaison avec des pays plus fébriles au plan économique mais moins gâtés sur le plan du patrimoine et du stock de formation et de connaissances d’habitants qui n’en sont pas d’ailleurs toujours très conscients… Leurs biens individuels et collectifs constituent pourtant, de façon implicite, la meilleure des garanties offertes aux bailleurs de fonds internationaux. Un autre “facteur implicite” joue aussi son rôle dans le fait que les agences de notation ne rétrogradent pas notre cotation en tant qu’emprunteurs : l’appartenance à la zone euro qui nous place dans une solidarité de fait – plans de sauvetage aidant – avec des partenaires solides et limite le risque de “dévaluations compétitives” toujours dommageables aux créanciers.
De l’inquiétude et de la dépendance
L’ennui de l’endettement, cependant, – et là, pas de différence entre les états et les particuliers -, c’est qu’il génère de l’inquiétude et de la dépendance. Payer les intérêts de 2000 milliards d’euros à un faible taux n’est pas du tout pareil que les acquitter à un coût plus élevé. Que se passera-t-il si les excellentes conditions d’emprunt offertes par un marché mondial ralenti par la crise depuis 2008 viennent à changer ? Dans un pays qui consacre déjà plus de 50 milliards d’euros au paiement des intérêts de sa dette (deuxième poste budgétaire derrière l’Education nationale), il est légitime de se poser la question car la note peut, en théorie, à tout moment doubler ou tripler ! Tout en se refusant par principe à l’élaboration de scénarios trop pessimistes, il est facile de constater que l’actualité ne va pas dans le bon sens. Autrement dit, même si cela peut paraître paradoxal, la reprise nous menace ! Aux Etats-Unis, les investisseurs, banquiers et assureurs qui cherchent chaque jour à placer leur argent pourraient trouver en zone dollar, compte-tenu de l’amélioration de l’économie nord-américaine, un meilleur rendement qu’en zone euro. Les “fonds souverains” et tous les capitaux baladeurs – y compris les moins recommandables – pourraient faire de même et provoquer ainsi une nouvelle période d’argent rare et cher. Car il y a toujours un lien, hélas, entre taux d’intérêt bas et asthénie économique. Dès que les choses vont mieux, les besoins de financement renchérissent le crédit. Pour les entreprises et les particuliers, les choses s’équilibrent en général assez bien : on a moins besoin d’argent quand on recommence à en gagner du fait d’une accélération de l’activité. Pour les Etats, en revanche, le cap est plus difficile à passer car il peut y avoir une inertie importante entre la période de la hausse des taux et celle de l’amélioration des recettes fiscales. Surtout quand on ne profite pas – pêché collectif des dirigeants français ! – des améliorations de conjoncture pour assainir les finances publiques ! C’est pourquoi une France à bout de crédit peut très bien se trouver en situation délicate avec une Allemagne peu prêteuse et en compétition, ne serait-ce qu’avec l’Italie, dans d’âpres négociations internationales pour “récupérer” une épargne mondiale à nouveau très disputée. Sous la troisième cohabitation, lorsque Lionel Jospin était à Matignon, Jacques Chirac, de l’Elysée, lui reprochait de ne pas dépenser assez vite la “cagnotte de Bercy” due au fugace regain de croissance de la fin des années quatre-vingt-dix. Le chef de l’Etat proposait certes d’affecter une partie des recettes inattendues (heureux temps !) au “remboursement de la dette” mais il voulait surtout une consolidation de l’activité par l’augmentation des commandes publiques. La question de savoir s’il ne fallait pas avant tout juguler le déficit chronique du budget (car la dette vient de là) n’a jamais été vraiment posée à cette époque, tant le fameux objectif des “critères de Maastricht” semblait atteignable.
Le schéma classique : dévaluation et inflation
Le problème, c’est qu’en s’installant “au taquet” – les fameux 3 % – les gouvernements successifs ne se sont pas donnés de marge de manoeuvre et on aura vu, sous Nicolas Sarkozy après la crise financière, le déficit s’envoler jusqu’à 7, 10 % du PIB en 2010, avec une hausse spectaculaire de la dette, passant de 1100 milliards d’euros en 2007 à plus de 1800 milliards en 2012. Les difficultés actuelles rendant – c’est leur bon côté – les réalités plus transparentes, on voit bien se dessiner les éventuelles évolutions du problème de la dette française. Signe particulier : tous les scénarios sont peu anodins et porteurs de grands changements, du moins à court terme. Mais certains peuvent être bénéfiques à long terme et ce sont ceux-là qu’il faut bien entendu privilégier. Si on laisse courir – l’Etat a encore prévu d’emprunter 188 milliards en 2015 -, la très probable hausse des taux dynamitera les budgets. Il suffit, comme l’avait expliqué un jour Gilles Carrez, d’une hausse d’un point pour annuler l’ensemble des subsides d’un ministère comme celui de la Culture ! On peut aussi déclarer l’Etat en faillite mais cela n’existe pas en droit international. Il y a seulement des “défauts de paiement”, avec le risque de représailles et de sanctions ennuyeuses, surtout pour nos exportations et nos avoirs à l’étranger. Reste alors le schéma classique, qui nous a si souvent servi dans l’histoire à nous désendetter, ne serait-ce que sous la IVe et au début de la Ve République : la dévaluation et l’inflation. Mais pour cela, il faudrait retrouver une souveraineté monétaire et sortir de l’euro. Pour le moment, il s’agit du tabou suprême et d’une revendication qui n’est au programme que des formations europhobes et extrémistes. Mais que se passerait-il en cas de violents troubles sociaux ? On ne peut exclure que la dette débouche ainsi sur un problème plus politique qu’économique car la situation de dépendance des populations vis à vis de créanciers extérieurs, surtout lorsqu’elle s’accompagne de mesures d’austérité, peut être ressentie comme une intolérable humiliation. Cela s’est vu en beaucoup d’endroits, y compris dans la France pré-révolutionnaire, au fil de l’Histoire.