Chroniqueur à plus d’un titre et romancier plusieurs fois primé, l’académicien Marc Lambron observe la politique avec la méthode littéraire du normalien, l’expertise administrative de l’énarque, l’autorité juridique du conseiller d’Etat et le grain de folie de l’amoureux du rock. Ses multiples vies lui permettent de ne pas dissocier l’observation de la vie démocratique de celles des autres scènes de la comédie humaine susceptibles d’expliquer notre époque. Partout où il va, cet inlassable pourfendeur des apparences note les noms, détaille les scènes et distingue l’essentiel de l’accessoire. On apprend donc quantité de choses en lisant son Journal de 2017, L’année du Coq de Feu (Grasset). Notamment lorsqu’il nous remémore dans quel contexte aujourd’hui presque oublié s’est imposée l’image d’abord floue puis de plus en plus nette d’un président nommé Emmanuel Macron.
Marc Lambron est « immortel » depuis 2014 mais cela ne l’empêche pas de fournir des chroniques pointues au « Point », au « Figaro Madame » ou au « Journal du dimanche ». À l’arrière du fourreau de son épée d’académicien figure une devise empruntée aux anarchistes espagnols « Nadie sabe lo que somos » (Personne ne sait qui nous sommes). C’est une façon de prévenir. Ce « modérantiste lyonnais » n’aimerait pas être enfermé pour toujours dans la catégorie « brillant élève issu de la patrie du saucisson brioché ». Il est certes adepte plus qu’un autre de la civilité puérile et honnête. Il fait aussi partie de « celles et ceux » qui savent d’instinct que l’humour au quotidien facilite aussi bien la vie de tous les jours que les fonds secrets patronaux fluidifiaient, a-t-on entendu naguère, le dialogue social. Bourgeois assurément, mais de l’espèce la plus large, celle qui n’est ni pauvre ni riche. « De droite » certainement si l’on se réfère aux très mauvais souvenirs que lui ont laissé les pratiques sectaires de la gauche intellectuelle triomphante. On comprend sans difficulté pourquoi il n’a jamais été admis dans ses chapelles. C’est qu’il ne se prend pas au sérieux. Peut-être ne faudrait-il pas le pousser beaucoup pour qu’il nous dise un jour du bien, lui l’admirable littéraire qui cite des passages entiers par cœur des Mémoires de Saint-Simon, de quelques-uns de ses compatriotes pittoresques tel le Marcel E.Grancher du « Charcutier de Mâchonville » resté pour la postérité le mentor de Frédéric Dard, alias San Antonio.
Sa belle intelligence comme son éclatante réussite universitaire l’ont cependant tôt prémuni des pièges du folklore régional. Il n’est pas question des petits bistrots surnommés « bouchons » ni de Beaujolais dans les 701 pages du Journal récemment paru. Quand une tête de veau apparaît, c’est la veuve de l’éminent ethnologue Claude Lévi-Strauss qui la mitonne dans la cuisine de son appartement-musée. En revanche, il y a des mots empreints de la couleur locale la plus douce, celle qui vient de l’enfance, dans le portrait de Lulu, la guenon de Bornéo qui est pensionnaire du splendide parc lyonnais de la Tête d’or : « C’est l’une de mes plus vieilles connaissances, écrit-il, je la voyais déjà faire le singe en 1962, sautant de branche en branche sur son île artificielle. Désormais encagée, la guenon coule une paisible retraite. Elle a fini par travailler moins que moi.»
« Fillon le chabrolien »
Ce fond de tendresse pour Lulu prédisposait l’écrivain à la fréquentation du gratin où l’on sait d’instinct reconnaitre les amis des singes. Il est invité partout. Il aime notamment siéger dans un jury à Monaco, lieu qui lui permet grâce à son protocole en Français, d’imaginer à quoi pourrait ressembler un rituel monarchique dans notre pays. Il nous dépeint la princesse Caroline de Hanovre comme une personne délicieuse, simple, cultivée, s’intéressant à tout. Puisque l’académicien, de son côté, est curieux de tout le monde, la magie amicale opère. Il faut dire que son épouse Delphine est aussi belle que spirituelle. Les maîtresses de maison se disputent en conséquence « les Lambron » qui n’entretiennent aucun mystère à ce sujet. Ils sont fiers de leurs relations et d’une position sociale obtenue par le mérite. Ces sorties et voyages (car il y a aussi les invitations dans les maisons de vacances, en général bien situées) nourrissent des pages et des pages de récits cliniques. Il n’y a ni émotion excessive ni dithyrambe dans ces véritables instantanés, seulement des détails probants alignés avec un talent hugolien pour les « Choses vues ». De temps en temps, une superbe rosserie « à la parisienne » affleure. L’une des cibles privilégiées est François Fillon, « signalés à dîner dans un château d’Île-de-France, entourés de demi-mondaines aimant les saphirs et les palefreniers. Cela tourne au mauvais genre. Il y a des vies qui ressemblent à des omelettes sans œufs. »
Bourgeois assurément, mais de l’espèce la plus large, celle qui n’est ni pauvre ni riche.
L’ancien Premier ministre est à plusieurs reprises, au fil du Journal, qualifié de « personnage chabrolien ». En somme, la quintessence du notable hypocrite, s’érigeant en professeur de vertu pour mieux masquer ses propres turpitudes. La surprise n’en fut que plus cuisante pour ses supporters. A ce compte-là, d’ailleurs, les socialistes furent tout aussi abasourdis par l’arrivée en haut de la pyramide par un Macron ayant « emprunté les ailes d’Icare » au lieu de gravir les degrés. Revisitant cette année 2017 avec Marc Lambron, notre mémoire fait remonter le combat incertain, au moins au début, entre « Fillon, le circuit Paul Ricard » et « Macron, le circuit Paul Ricoeur ». Notre diariste a le sens de la formule. C’est un fort en thème qui aurait la fibre chansonnière. Sans doute faut-il venir du pays de Guignol pour réussir cette synthèse. Tiens, justement, à propos de Lyon : Gérard Collomb a été agrégé et enseignant, ce qui explique peut-être pourquoi l’auteur dit le plus grand bien de celui qui fut longtemps le premier magistrat de la capitale des Gaules. Mais comme il n’y a pas de suite dans un journal, ce serait un défaut de rigueur, l’image reste figée. Nous abandonnons le ministre de l’Intérieur de l’après-présidentielle tout à son bonheur d’avoir été l’un des artisans de la victoire d’Emmanuel Macron. Sans trop s’interroger sur le futur, il savoure cette joie avec son compatriote académicien, lui-même fasciné par ce candidat capable de « faire sauter les vieux acrobates dans son cerceau enflammé ». Le lecteur sait, lui, à quel point les choses se sont compliquées par la suite. Il y a de toutes les façons abondance de pistes politiques à suivre, de portraits – celui de Jean d’Ormesson, en plusieurs situations, par exemple – à admirer et de bons mots de grands auteurs à savourer dans cette véritable encyclopédie spirituelle en forme de prouesse journalière. Dans la trace des frères Goncourt ou de Jules Renard, Marc Lambron maîtrise l’art du Journal « vieilli en fut », celui qui nous fait sursauter à chaque ligne tant les différences entre la société d’aujourd’hui et celle d’il y a cinq ans sautent aux yeux. L’arrivée de notre jeune président s’est produite en un temps d’insouciance, quoi que nous en pensions sur le moment. Il est donc infiniment précieux de disposer de faits et gestes signifiants cueillis par un talent sûr en douze mois à raison de deux pages écrites chaque jour. « En contrepoint d’une nouvelle année électorale, je libère aujourd’hui cette archive » nous dit l’auteur. Non sans noter, au préalable, « que cinq ans seulement ont conféré à l’état du monde une « allonge » qui, en d’autres époques, eût requis plusieurs décennies ». C’est effectivement cette « allonge » qui reste infiniment troublante. A qui la faute ? Aux gilets jaunes, au Covid-19, ou à Poutine ? Toujours est-il que nous avons tous bien changé, le président comme les autres. Un bel et authentique écrivain d’aujourd’hui fait plus que le démontrer. Il nous le prouve.
© de l’image à la Une : Neverland Leaver / Librairie Mollat