Gavroche est le bec dans l’eau : ce n’est plus la faute à Voltaire ou à Rousseau, tout ce qui va mal, mais à la mondialisation et aux dérives du capitalisme. Comme si celles-ci dataient d’hier… S’il faut un bouc émissaire au refrain de vos couplets sur « la crise », évitez l’anonymat qui ne vous purgera guère de l’angoisse qu’elle génère. Mais soyez plus exact que l’irréductible gamin de Paris, et dites plutôt : c’est la faute à Philippe II, c’est la faute à Cortès ! Vous rendrez ainsi justice au premier pour l’invention, il y a 443 ans, de la mondialisation.
Commençons par Philippe II, chez qui le déclic est une question : faut-il rayer de la carte Guernica, pardon !… Palacuelos ? Martimuñoz, le hameau natal du cardinal Espinosa, est-il le nombril du monde ? À l’enseigne du Compas d’or, Plantin, le grand éditeur humaniste, et Ortelius, l’auteur du premier atlas, s’interrogent du regard devant la requête pressante du cardinal, transmise par son représentant aux Pays-Bas espagnols.
« Le cardinal m’écrit d’Espagne qu’il regrette de n’avoir pas vu sur la carte d’Espagne insérée dans votre Theatrum le nom de Martimuñoz, sa ville natale, et il me demande de lui adresser un exemplaire en couleur de la carte rectifiée. En conséquence, supprimez, si cela est possible, le nom de Palacuelos et mettez Martimuñoz à sa place. Lorsque ce sera fait, faites imprimer plusieurs exemplaires de cette carte afin de donner satisfaction au cardinal. Et lorsque la flotte partira pour l’Espagne, avec le premier vent favorable, profitez-en pour envoyer deux exemplaires enluminés du Theatrum comprenant la carte rectifiée, reliés en cuir et ornés de dorures. »
La première édition du Theatrum orbis terrarum peut paraître. Le puissant cardinal se montre intraitable : l’exemplaire n°1, « relié en cuir et orné de dorures », sera remis à Philippe II dès que son conseiller sera né quelque part. Au nom des vertus cardinales offensées par cette vanité purpurine, une petite correction s’impose.
Grâce à l’épineuse Éminence, si piquée d’avoir de la glèbe sous la pantoufle cardinalice, Martimuñoz entre, sinon dans l’Histoire, au moins dans la géographie. L’édition de 1573 du Theatrum comporte un toponyme de plus, ajouté par une main réticente dans un caractère différent. Par un scrupule d’exécution, le « prince des imprimeurs » dénonce ainsi à la terre entière le fait du prince de l’Église. Martimuñoz : vaut le détour, pour son bœuf et son âne, son cimetière et sa vue imprenable sur les ruines de Palacuelos… Savourant pour sa part le bon tour joué, si longtemps après, aux morveux du hameau voisin, le cardinal remet enfin l’atlas à son véritable destinataire, le grand acteur de ce spectacle du monde.
Géant condamné à porter la voûte céleste sur ses épaules, Philippe II passe ses nuits à écrire aux quatre coins d’un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Dans son palais monacal de San Lorenzo del Escorial, construit sur ses ordres en forme de gril, il s’évertue à faire tinter à l’unisson sa collection de pendules : laudes, tierce, sexte, none, vêpres, complies, vigiles… D’une rêverie cartographique sur fond de ronde des heures naît, au petit jour, une vision de perpétuel tour du monde. Bonjour Philippines ! La même année, « avec le premier vent favorable », le galion de Manille lève l’ancre et met le cap sur Acapulco. C’est le premier maillon d’une chaîne de navires qui, pendant deux cent trente-huit ans, va relier l’Asie, l’Amérique et l’Europe avec une régularité de métronome, en dépit des tempêtes et des prédateurs de trois océans.
Voilà pour la mondialisation, mais les dérives du capitalisme la précèdent d’un demi-siècle. Là encore tout commence par une question brutale : et s’il brûlait les vaisseaux ? L’homme à poigne entreprend rien moins que la conquête du Mexique avec une poignée d’hommes réticents à le suivre. Pour éviter de se retrouver « à peu près seul », comme il le rapporte dans La conquête du Mexique, il doit couper toutes les issues sauf une, la route de Mexico.
Torche au poing, Cortès marche sur ses navires. Car c’est lui, pas Diego Velazquez, gouverneur de Cuba, qui contrôle le capital de la compaña responsable de ses dix caravelles et de ses cinq cents soldats. Mais c’est bien ce dernier, pas lui, qui est l’instigateur de cette expédition, comme d’ailleurs des tentatives précédentes d’Hernandez de Cordoba et de Grijalva, les découvreurs du Mexique un grand quart de siècle après le premier voyage de Colomb.
Des rapports difficiles
Depuis huit ans, Cortès entretient avec son ancien patron des rapports difficiles. Leur dernière brouille porte sur le but de l’entreprise commune. Diego Velazquez, représentant les riches spéculateurs de Cuba, penche pour une simple razzia. Cortès, appuyé par le noyau dur des conquistadores endettés qui l’accompagnent, tranche pour la colonisation. Aux grands risques, les grands profits ! Menacé d’être relevé de son commandement, Cortès appareille précipitamment.
Quatre mois plus tard, il largue d’autres amarres lorsqu’il se met à son compte, sous l’autorité directe du roi d’Espagne. Sans vergogne, par sa lettre du 10 juillet 1519, il vient de garantir à Charles-Quint son pourcentage habituel sur toute conquête, le quinto real, sous réserve qu’il confirme des pouvoirs usurpés. L’artifice juridique de Cortès, ancien étudiant de Salamanque, consiste à fonder une ville nouvelle sur la côte du Mexique, Vera Cruz, dont la municipalité, élue par des conquistadores à sa dévotion, le nomme capitaine général pour la Nouvelle-Espagne. Séance tenante, en vertu de ses pouvoirs de justice, il châtie pour l’exemple quatre partisans d’un Diego Velazquez court-circuité, qui va certainement lui garder un chien de sa chienne…
La torche charbonne, l’éclat rouge et or du regard s’assombrit, le visage reprend sa couleur de cendre. Et s’il ne brûlait pas ses vaisseaux ? Et s’il les brisait plutôt sur les récifs, sans vain lyrisme destructeur, sous le prétexte fallacieux de leur mauvais état ? En cas de contentieux, on pourra toujours plaider la décision collective, prise entre hommes de l’art sous la contrainte de la nécessité, et partager à plusieurs la charge de l’éventuel remboursement. Sait-on jamais avec ces actionnaires minoritaires ?
Cortès rend compte de sa décision à son associé royal, « Charles 5 % » en lui expliquant qu’il avait demandé à ses hommes de détruire les vaisseaux qui n’étaient plus en état de naviguer. En réalité, pour éviter qu’ils l’abandonnent, empêcher les hommes de regarder en arrière suppose de faire un exemple. Mais, pour les forcer à aller de l’avant, il faut un acte sans exemple. De justesse, l’eau l’emporte sur le feu, mais l’expression brûler ses vaisseaux (plutôt que les couler) restera comme l’effet en retour d’un autre incendie qui, lui aussi, aurait pu être évité. Qu’on en juge…
Quinze centaures étincelants s’avancent donc du côté de l’aurore, à la tête de trois cents androïdes métalliques, dans le fracas des « trompettes à feu », et leurs ombres s’allongent déjà sur Mexico… Est-ce la fin du monde, Quetzalcoatl ? Subjugués par ces extraterrestres, des millions d’Aztèques ne croient pas si bien dire. L’étrangeté des Espagnols, dans un univers encore clos qui ignore l’étranger, prouve leur divinité, alors même qu’ils dédaignent les parures de plumes sacrées qui sont le privilège des dieux. Sinon, d’un seul coup de filet, les barbudos seraient capturés pour leur cri singulier – oro ! oro ! oro ! – afin d’enrichir les collections de grands fauves et de monstres humains du zoo de Motecuhzoma, au même titre que les albinos ou les nains. À bout de sortilèges, l’empereur barre sans succès la route de Mexico avec des plantations de cactus et, le 8 novembre 1519, se résigne à accueillir les agresseurs comme des hôtes.
Au sixième jour de sa visite officielle, Cortès, émerveillé par le fameux zoo, imagine de mettre Motecuhzoma dans une cage dorée. L’or coule à flot, les larmes aussi, mais pas le sang. Pourvu que ça dure, l’Eldorado !
Avec dix-huit caravelles et huit cents soldats commandés par Panfilo de Narvaez, Diego Velazquez se rappelle au bon souvenir de celui qui reste, jusqu’à nouvel ordre royal, son subordonné désobéissant. Cortès part en catastrophe, bat Narvaez par surprise, en dépit ou plutôt à cause de son éternelle infériorité numérique, et revient à marches forcées. Mais trop tard, car le charme est rompu… Mexico est à feu et à sang, par la faute d’un subalterne trop zélé ! Motecuhzoma, en lançant un appel au calme, est lapidé par son peuple.
Dans la nuit du 30 juin 1520, la noche triste, les conquistadores fuient Mexico en abandonnant leurs trésors. Leur vengeance, un an plus tard, fait tomber une nuit éternelle sur la civilisation aztèque… Tout est bien qui finit bien, puisque Charles Quint confirme enfin, en 1522, les pouvoirs de Cortès sur la Nouvelle-Espagne – ou plutôt ses abus de pouvoirs !
Nous voilà avec des boucs émissaires idéaux pour notre ritournelle sur cette fâcheuse crise qui nous barre l’avenir comme la barricade de Gavroche… On peut toutefois se demander si Philippe II et Cortès sont réellement bons pour l’emploi, car la Bible suggère que c’est l’innocence même du bouc émissaire qui le rend apte au transfert des péchés sur sa tête. Et l’innocence, en politique étrangère comme dans les crises économiques, c’est assez rare.
Par Vincent Labourey