À 37 ans, le jeune émir qatari Tamim ben Hamad Al Thani a déjà fort à faire. Sur le trône depuis à peine 4 ans, celui qui fut en 2013 le plus jeune chef d’État du monde arabe doit gérer la plus grave crise qui secoue son pays, depuis l’indépendance de 1971. Début juin, l’Arabie Saoudite, l’Égypte, les Emirats Arabes Unis, Bahreïn, le Yemen, rejoints depuis par d’autres États africains et de l’Océan Indien, ont annoncé rompre leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Le petit État du Golfe Persique est en effet accusé de complaisance avec le terrorisme dans la région. Mais les relations entretenues avec l’Iran sont aussi en jeu. L’émir Tamim aurait en effet déclaré, selon un communiqué de l’agence de presse officielle, faux selon les autorités, que les relations avec le voisin perse étaient « stratégiques ». Au-delà des expulsions de diplomates et fermetures de frontières, quelles seront les conséquences pour la région ?
Jeu à somme nulle
En orchestrant ainsi la rupture des relations diplomatiques avec son voisin, l’Arabie Saoudite entend l’isoler de la scène internationale. Mais cette décision pourrait se révéler moins handicapante que prévu pour le pays qui semble en être victime. Selon Bertrand Badie, professeur des universités à Sciences Po et spécialiste des relations internationales, « les risques sont aujourd’hui limités pour le Qatar, qui, il faut le rappeler, est un État riche, fortement intégré à la mondialisation et aux circuits commerciaux internationaux. » Un responsable qatari, faisant référence aux immenses ressources d’hydrocarbures, déclarait récemment que son pays était pourvu pour l’éternité. Cette confiance illustre la situation : le Qatar n’est pas aujourd’hui réellement menacé. En revanche, si cette situation devait se poursuivre à long terme, cela pourrait poser de réels problèmes à l’émirat. Car cette crise est bien la plus importante et la plus spectaculaire pour le Qatar et pour la région. « Cette actualité nous rappelle que la solidarité est fragile entre les membres du Conseil de Coopération du Golfe*, poursuit Bertrand Badie. Les relations entre ces 6 pays reposent plus sur la compétition que sur la complémentarité. »
L’Arabie Saoudite, poids lourd de la région, mène les accusations. Au-delà de la lutte affichée contre le terrorisme, motif officiel de la rupture des relations, d’autres raisons ont poussé le royaume à agir de la sorte. D’abord, un élément d’ordre religieux. Il est de notoriété publique que le Qatar héberge et finance les Frères Musulmans, qui sont des opposants au magistère wahhabite des oulémas saoudiens. Attaquer l’émirat permettrait ainsi de conforter la domination saoudienne sur la religion musulmane, qui ne cesse de s’étendre dans le monde sunnite. Ce soutien à la confrérie explique aussi que l’Égypte accompagne l’Arabie. Par ailleurs, des motifs d’ordre politique rentrent en compte. L’Arabie Saoudite entend bien s’emparer du leadership global de la région, et la diplomatie d’influence très moderne du Qatar freinait le pays dans sa conquête. « Les printemps arabes de 2011 ont affaibli les trois leaders [de la région] depuis 1945 et la création de la Ligue Arabe, à savoir Damas, Bagdad et Le Caire. Depuis 70 ans, ces centres dominaient la région, au grand dam de l’Arabie Saoudite. », estime Bertrand Badie. Cet affaiblissement, l’antagonisme croissant avec l’Iran, la récente visite à Riyad du président américain Donald Trump, évoquant le nouvel axe du mal Téhéran-État islamique, mais aussi les tensions internes pour la succession saoudienne, ont précipité cette rupture des relations. « Pour l’Arabie, il s’agit d’enfin s’affirmer comme le chef de file du monde arabe. »
Mais à ce jeu risqué, le pays des Saoud pourrait bien ne rien gagner. En effet, son appel a rencontré un faible écho dans le monde arabe et surtout en Afrique. Malgré des pressions effectuées sur certains pays musulmans africains, comme des baisses de financements et surtout des complications pour l’accès au pèlerinage de La Mecque, peu d’États ont répondu présent. Mais surtout, il n’est pas dit que cette crise fasse bouger les choses. Au contraire, la situation pourrait stagner, avec un risque de « campisme » selon B. Badie. L’axe Riyad-Tel Aviv, en formation depuis un certain temps, pourrait se renforcer, Doha étant jugé trop proche du Hamas par l’État hébreu, accentuant encore la rivalité entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Un retour à la normale dans la région est difficilement envisageable à court terme. Pour Bertrand Badie, « une initiative de part et d’autre sera en tout cas nécessaire. Le Qatar risque peu de rendre les armes, étant donné que sa survie n’est pas en jeu dans cette affaire »
Position délicate de la France
Entretenant de bonnes relations avec les deux parties, la France n’entend pas se positionner dans ce conflit. Au Quai d’Orsay, on reconnaît qu’il s’agit là d’une crise importante, sinon majeure. Mais pas de quoi remettre en cause les liens forts avec le Qatar. Tout au plus, le ministre de la justice François Bayrou a-t-il évoqué la fin des exonérations fiscales dont bénéficient les citoyens de l’émirat dans l’hexagone. Si la France rappelle qu’elle lutte activement contre le terrorisme, aucune initiative n’est envisagée. « Ce ne sont que des accusations », explique-t-on de source diplomatique. La priorité est de suivre la crise, et d’informer et d’accompagner les expatriés français résidant dans la région. Finalement, cette affaire risque d’avoir un impact médiatique bien supérieur à ses conséquences sur le terrain. Plus importante que celle du Qatar, qui ne peut pas faire grand chose, sera la réaction de l’Arabie Saoudite dans les mois à venir. Tout en voulant toujours et à tout prix de devenir la puissance régionale incontestée, le royaume vient peut-être de se tirer une balle dans le pied.
* Le Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCG) regroupe depuis 1981 l’Arabie Saoudite, le Koweït, Bahreïn, le Qatar, les Émirats Arabes Unis et Oman.