Avec sa saisine ouverte à tous les justiciables, le Conseil constitutionnel traite quatre fois plus d’affaires qu’auparavant. Un succès qui tient, selon son président, à plusieurs atouts : « lisibilité, rapidité, simplicité contradictoire ». Ce faisant, il participe fortement à la modernisation du droit français.
Les parlementaires sont satisfaits du bon fonctionnement de la Question prioritaire de constitutionnalité. Avec raison ?
C’est une réforme qui a bien fonctionné, au-delà même des espérances. Elle a été voulue par le législateur. Les parlementaires ont ainsi continué à rompre avec une tradition que l’on appelle le « légicentrisme », selon laquelle la loi, « expression de la volonté générale » selon Carré de Malberg, ne pouvait pas être mauvaise. La Constitution de la Ve République a introduit une première rupture, mais le contrôle était très imparfait, puisqu’il s’agissait d’un contrôle de la loi avant qu’elle ne soit promulguée et que ne pouvaient saisir le Conseil constitutionnel que les autorités politiques : le président de la République, le Premier ministre, les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat et, à partir de 1974, 60 députés ou 60 sénateurs. Puis la dernière réforme de la Constitution est allée plus loin en complétant ce contrôle a priori par un contrôle a posteriori. Désormais, un justiciable, à l’occasion d’un procès pénal, civil, commercial, administratif, lorsqu’on lui oppose une loi, peut demander que l’on vérifie si cette loi est conforme ou non aux droits et aux libertés qui sont constitutionnellement garantis.
La QPC est un indéniable succès. Pourquoi ?
Plusieurs raisons interviennent. La première, c’est que cela correspondait à un besoin. Tous les pays européens – l’Allemagne avec le tribunal de Karlsruhe, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Russie… – et naturellement les États-Unis ont ce contrôle a posteriori. La deuxième est que, pour la mise en place de cette QPC, certaines règles ont été retenues. D’abord le temps de la Justice n’est plus celui des magistrats, mais celui des justiciables. Devant le Conseil d’État, devant la Cour de cassation, devant la Cour européenne des droits de l’Homme, il faut en moyenne de dix-huit mois à cinq ans pour obtenir satisfaction, les cinq ans étant devant la CEDH. Nous, c’est au maximum trois mois et nous statuons en deux mois et vingt-cinq jours en moyenne ! Cela veut dire qu’aujourd’hui, quand vous estimez avoir un droit – à tort ou a raison – quand le Conseil est saisi, vous savez en moins de trois mois si vous avez satisfaction.
Quels sont les effets d’une telle rapidité, rare en matière de Justice ?
Elle donne une grande lisibilité à nos décisions. Tout est transparent ici. Chaque mardi matin, il y a une audience de QPC dans une salle spécialement construite pour cela. Les justiciables viennent avec leurs avocats, qui s’expriment – quinze minutes, pas plus ! – devant nous. L’idée étant que, au moment où l’on va juger un droit, le justiciable doit pouvoir être certain que son avocat a pu développer ses arguments devant les juges. La greffière rappelle la procédure, dont la possibilité de récuser un membre du Conseil. Il y a des délais à respecter, des échanges de mémoires. Si un membre du Conseil n’est pas à l’audience de plaidoiries, il ne peut être à l’audience de délibéré. C’est un vrai procès contradictoire de la loi, une vraie révolution.
Et le justiciable peut gagner…
Oui, et c’est la troisième raison du succès de la QPC : si vous obtenez satisfaction, la loi ou l’article de loi est annulé immédiatement et annulé à l’égard de tous ! La probabilité d’une annulation, de plus, n’est pas nulle : sur les 255 décisions que nous avons déjà rendues, 102 ont conclu à une annulation ou à une non-conformité partielle. C’est considérable. Ce sont donc 102 dispositions législatives qui ont cessé de produire leurs effets parce qu’elles étaient contraires aux droits et aux libertés. Et nous avons rendu des décisions « emblématiques » : la présence de l’avocat à la première heure de garde à vue ; les pensions de certains anciens combattants ; l’hospitalisation sans consentement (loi qui datait de 1832) ; l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires de garde à vue ; la définition des crimes et délits incestueux ; la fin de la rétention douanière ; la disparition des juridictions maritimes… Il y a une très forte implication du Conseil dans l’actualisation du droit et dans le respect des droits et des libertés.
Le Conseil constitutionnel y a-t-il gagné en renommée ?
Lisibilité, rapidité, simplicité, contradictoire : ce sont des atouts considérables. Et nous sommes la seule juridiction en France dont les audiences sont mises en ligne sur Internet. En 2012, elles ont été vues par 150 000 personnes. Même les grands procès d’assises n’attirent que 50-100 personnes au maximum dans le prétoire. En moyenne, une audience est regardée par 3 000 à 5 000 personnes, ce qui est considérable.
Le Conseil constitutionnel devient-il de ce fait une Cour suprême ?
Je ne rentrerai pas dans ce débat. Nous avons un système particulier en France avec le Conseil d’État, cour suprême dans l’ordre administratif, la Cour de cassation dans l’ordre judiciaire et le Conseil dans l’ordre constitutionnel. Nous, nous remplissons notre mission et de mieux en mieux.
La Cour de cassation n’a-t-elle pas été réticente au début ?
Pendant cinquante ans, le Conseil constitutionnel a tenu une grande place dans la Constitution et une petite place dans la réalité. Il rendait en moyenne environ 20 décisions par an sur des lois qui n’étaient pas encore appliquées. Tout d’un coup, on est passé à plus de 100 décisions par an ! Il a fallu se faire une place. Pour mettre en œuvre la QPC, j’ai fait le tour de toutes les juridictions européennes et j’ai conclu à la nécessité d’un filtre préalable pour garantir la rapidité des décisions. La première année, il y a eu plus de 4 000 QPC ; sans filtre, nous aurions été submergés et mis deux ans pour statuer. Nous aurions perdu notre autorité et notre légitimité. Ce filtre suppose un dialogue et il est vrai qu’au départ, il y a eu de la mauvaise humeur, de la rétention. Je crois que cela va mieux et m’en réjouis car, si le filtre devient un bouchon, tout explose. Reste qu’il est très rare en France qu’une telle révolution dans l’architecture juridictionnelle puisse s’appliquer aussi rapidement et sans être vraiment contestée. Assurons donc la stabilité de cette procédure et, dans quatre ou cinq ans, nous verrons s’il convient d’améliorer le système.
Peut-on penser que le Conseil se trouve dans une phase de rattrapage pour l’examen des lois plus anciennes et que les QPC vont se réduire ?
L’arsenal juridique français est inépuisable ! Le recueil des lois, qui récapitule chaque année toutes les lois votées en France, est passé depuis le début de la Ve République de 500g à près de 6kg. Là où il y avait deux ou trois articles, on se retrouve avec 110 articles…
Il est souvent reproché aux lois d’entrer trop dans le détail…
Lorsque j’étais président de l’Assemblée nationale, j’ai dit et répété que la loi devait fixer des normes et non faire des déclarations de principe. Sous la IIIe République, les exposés des motifs étaient longs car on y faisait des déclarations politiques, mais la loi se résumait à quelques articles. Désormais, les exposés des motifs sont restreints et on multiplie dans les articles des pétitions de principe. Non seulement cela n’apporte rien, mais cela ouvre la possibilité de contentieux. Mieux vaut éviter les lois bavardes et ne pas faire de la loi un objet de communication politique. Il serait intéressant d’examiner, depuis cinquante ans, les lois qui n’ont jamais donné lieu à des décrets d’application ; on s’apercevrait qu’un certains nombre n’ont été que des réponses à des problèmes politiques. Ce qui n’est pas propre à la France, d’ailleurs.
Le Conseil constitutionnel est-il le premier garant des droits et des libertés en France ?
Il l’est devenu après avoir connu plusieurs transformations. Au départ, le Conseil constitutionnel est créé pour permettre le bon fonctionnement du régime parlementaire et notamment la division 34 et 37. Les constituants analysaient la vie parlementaire comme la tentation permanente des députés et sénateurs d’intervenir dans la vie du gouvernement. Il y avait eu, sous la IVe République, un certain nombre de lois adoptées dans des domaines qui ne relevaient pas de la compétence du législateur : une loi sur la pêche dans l’étang de Berre ; une loi sur la taille des poissons que l’on pêche en rivière ; une loi autorisant le gouvernement à acheter des soutiens-gorge pour les femmes de l’armée française ! Tout vouloir régir par la loi, c’est abîmer la loi, lui faire perdre son autorité. Aussi, les constituants, reprenant une jurisprudence du Conseil d’État, avaient instauré un domaine précis de la loi, tout le reste relevant du règlement, à charge pour le Conseil constitutionnel de veiller à la bonne répartition.
Le Conseil n’est-il pas désormais loin de cette mission première ?
La première évolution a été, en 1974, la possibilité donnée à 60 députés ou 60 sénateurs de le saisir. On cherchait à l’époque un statut pour l’opposition et, de ce fait, le Conseil a été saisi pratiquement de toutes les lois votées. Deuxième évolution : en 1978, à propos de la loi sur les associations, le Conseil a considéré qu’il ne fallait plus seulement regarder la conformité de la loi à la Constitution, mais aussi sa conformité au préambule de la Constitution de la Ve République, qui lui-même renvoie au préambule de la Constitution de 1946 et à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il ne s’agissait plus dès lors d’examiner le seul droit parlementaire mais de se référer aux droits et libertés qui sont garantis. En passant ensuite d’une saisine politique à celle de tous les justiciables, notre champ d’investigation est devenu considérable.
Le droit parlementaire est-il devenu marginal pour le Conseil ?
Le Conseil a sanctionné la loi sur le logement qui ne respectait pas la procédure. Il a rappelé que la baisse de la rémunération du président de la République ne relevait pas de la loi mais d’un décret. Veiller au respect de la procédure parlementaire fixée par la Constitution, ce n’est plus l’essentiel. La QPC concerne le droit pénal, la procédure pénale, mais aussi et surtout le droit de la famille, le droit de l’environnement, le droit des étrangers… Il y a quelques semaines, nous avons statué sur le problème des cellules souches qui se trouvent dans le cordon ombilical reliant la femme à l’enfant. Certaines de ces cellules peuvent guérir des leucémies. À qui appartient le cordon ombilical ? Contrairement aux États-Unis, nous avons considéré que si la femme voulait qu’on utilise ces cellules, elle devait en faire un don d’organe. Si on permet à une femme de garder ce cordon ombilical pour sa famille, sa conservation coûtant très cher, selon que vous êtes riche ou pas, vous pouvez soigner ou pas votre famille, ce qui entraîne une rupture d’égalité devant la maladie.
Certains regrettent ce qu’ils appellent un « dialogue sans parole » avec la Cour européenne des droits de l’homme. Que répondez-vous ?
D’abord, nous ne faisons pas de contrôle de conventionalité ; nous ne regardons pas la conformité de la loi aux conventions européennes et au droit européen. Nous avons remis au sommet de la hiérarchie des normes la Constitution et son préambule. Ensuite, dans notre décision récente sur le mandat d’arrêt européen, nous avons demandé à la CEHD quelle était son interprétation de cette convention internationale. Enfin, lorsque nous avons des décisions importantes à prendre, nous ne sommes pas autistes au point de ne pas examiner la jurisprudence de la Cour européenne. Mais nous n’en faisons pas état, puisque ce n’est pas notre rôle. Vous savez, les problématiques de la France sur le droit de la famille, des étrangers, de la bioéthique… sont partagées par tous les pays. Il est intéressant pour nous de voir comment nos voisins ont résolu les problèmes.
Le surplus de travail vous a-t-il conduit à réorganiser le Conseil constitutionnel ?
Le Conseil traite quatre fois plus d’affaires, mais nous n’avons pas augmenté ses charges de personnel. Certaines tâches ont été simplifiées ou réduites, d’autres renforcées. Nous utilisons les nouvelles technologies de l’information.
Avez-vous aussi à juger de certaines élections ?
Cette année a été très difficile. La présidentielle mobilise beaucoup la maison : vérification des 500 signatures, contrôle du scrutin dans les villes, examen des résultats, surveillance du second tour ; proclamation des résultats. C’est un travail considérable. Nous sommes aussi saisis de toutes les élections où il y a une contestation sur les comptes de campagne et avons reçu environ 150 réclamations. Nous examinons aussi les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy. Tout cela s’ajoute à la QPC.
François hollande propose une réforme visant à supprimer le fait que tout ancien président de la République soit membre de droit du Conseil constitutionnel. Qu’en pensez-vous ?
Il ne m’appartient pas de commenter ce qu’envisage le législateur. Je voudrais simplement faire plusieurs constats. Le fait de passer de 20 à 150 décisions par an change le rythme de travail, lequel devient difficilement compatible avec l’activité d’un ancien président de la République. Jacques Chirac ne vient plus et nous l’a fait savoir officiellement. Sur 224 séances, le président Giscard d’Estaing est venu 21 fois mais jamais pour une audience de QPC. Quant au président Nicolas Sarkozy, il a convenu qu’il ne pouvait statuer sur les lois qu’il avait signées, ni, naturellement, sur des lois prises par son successeur, ce qui limite donc les raisons de sa venue ici pour juger. La présence des anciens présidents au Conseil peut les mettre dans une position délicate, puisqu’ils se voient soumis à un devoir de réserve alors que les médias sollicitent volontiers leurs avis.