Aujourd’hui, le digital oblige les entreprises à revoir entièrement leurs pratiques sans pour autant qu’elles disposent des explications nécessaires à leur transformation numérique. Leur livrer les bonnes méthodes constitue l’objectif du dernier livre de Thomas Houy, maître de conférences à Télécom ParisTech et co-directeur scientifique du Master Innovation et Transformation Numérique créé avec Sciences Po Paris.
Votre livre invite les entreprises à opérer « leur révolution copernicienne » en changeant radicalement leur mode de réflexion pour tirer pleinement profit du virage numérique. Quelles sont les erreurs les plus communément commises ?
Innover avec le numérique, c’est réussir le challenge d’innover sans plan. Depuis quelques années, l’innovation a changé de statut. Elle n’est plus le résultat d’une pensée structurée et maîtrisée. Elle est la conséquence heureuse, voire hasardeuse, de tests permanents. Pour cette raison, je dirais que l’erreur la plus couramment faite par les entreprises, c’est de faire des business plans.
Dans le même esprit, innover à l’envers avec le numérique, c’est réussir à innover en s’empêchant formellement de suivre ses intuitions. La nouvelle compétence des innovateurs en entreprise n’est pas de savoir mieux que les autres. C’est au contraire de savoir qu’ils ne savent pas. C’est également de savoir recourir aux outils pour savoir, au premier rang desquels les instruments d’analyse des données. La deuxième erreur que j’observe le plus incombe donc aux managers. Ils sont encore trop nombreux à suivre leurs intuitions. Alors même que l’innovation numérique est devenue une science. Pas un jeu de croyance.
Si les business plans sont morts avec le numérique, les entrepreneurs qui se lancent doivent-ils donc, d’après vous, apprendre à naviguer à vue ?
Oui. Exactement. Mais malheureusement, c’est une compétence à la fois rare et peu travaillée. Nous leur apprenons peu à naviguer à vue.
Innover avec le numérique, c’est réussir le challenge d’innover sans plan.
Les entreprises qui ne sont pas nées avec le digital rencontrent sans doute davantage de difficultés pour « innover à l’envers » : quels outils leur permettraient de sortir de l’impasse ?
Les entreprises qui ne sont pas nées avec le digital doivent d’abord passer par une phase de compréhension de ce qui est en train de se jouer. Elles s’accordent aujourd’hui sur des lieux-communs : « Internet change la donne », « nous devons nous ré-inventer »… Ces idées communément admises par les entreprises sont justes. Mais malheureusement, les sociétés ne mettent pas assez de précisions derrière ces termes. La plupart d’entre elles doivent donc encore apprendre le sens des mutations à l’œuvre. Sans comprendre, il est impossible d’agir pour elles. Je crains que les outils soient secondaires. Il n’en existe pas qui feront le travail à leur place.
Se ré-inventer suppose une grande agilité. Pensez-vous que les grands groupes se méfient désormais des start-up ?
La sensibilité des grands groupes à la menace portée par les start-ups sur leurs secteurs d’activités dépend directement de la verticale sur laquelle ils se positionnent. Certains d’entre eux adorent les jeunes pousses ! Elles remplissent finalement une fonction très utile : elles explorent, découvrent, tentent… Pendant que les grands groupes optimisent. La relation grande entreprise – start-up peut d’ailleurs être envisagée très positivement si chacun joue son rôle.
Ce n’est pas tellement la concurrence qui rend compliquée l’innovation. Ce qui rend l’exercice compliqué, c’est le changement des règles du jeu.
Aujourd’hui la création de start-up a le vent en poupe, pourtant les statistiques affirment que la grande majorité d’entre-elles échouent. Quelles en sont les raisons principales ?
Il existe assez peu de données fiables pour répondre à cette question. Dans le monde des start-ups, l’idée est assez répandue qu’elles échouent souvent en raison d’une mauvaise entente entre associés. Je ne sais pas si c’est vraiment une réponse satisfaisante. On pourrait par exemple défendre l’idée que les désaccords entre associés sont plutôt une conséquence et non une cause des échecs entrepreneuriaux.
Dans un monde toujours plus concurrentiel, ne devient-il pas de plus en plus compliqué d’innover ?
Ce n’est pas tellement la concurrence qui rend compliquée l’innovation. Ce qui rend l’exercice compliqué, c’est le changement des règles du jeu. Avant, l’innovation en entreprise commençait toujours par une phase d’idéation dont le but était de caractériser la forme de la nouvelle solution à développer. Une fois arrêtée, cette solution devenait un objectif clair et dicible par l’entreprise. Les managers pouvaient alors s’engager dans l’identification des ressources à mobiliser pour atteindre leur cible et se lancer dans la conception et la production de l’innovation. Désormais, il faut faire tout l’inverse. Et c’est très compliqué pour les entreprises. De le comprendre d’abord. Et de le faire ensuite.
Tous les secteurs devraient être portés par l’innovation.
En faisant de l’innovation et de l’intelligence artificielle le seul moteur de croissance, la digitalisation de nos économies modernes ne risque-t-elle pas de reléguer au second plan beaucoup d’autres secteurs pourtant indispensables à la pérennité financière d’un pays ?
Tous les secteurs devraient être portés par l’innovation. Je ne connais pas un seul secteur qui ne gagnerait pas à innover. L’innovation est un moteur de croissance. Ce qui me semble dangereux, c’est l’absence d’innovation. Pas l’innovation.
Un dernier conseil aux entrepreneurs ?
Ne suivez pas vos intuitions. Adoptez une démarche scientifique à l’égard de l’entrepreneuriat. Faites des hypothèses, testez-les et tirez-en des conclusions. Ne faites pas les choses en fondant vos décisions sur des croyances. Agissez de manière plus méthodique en vous aidant de la preuve scientifique comme seul variable capable d’évaluer la performance de vos choix (des plus stratégiques au plus opérationnels).
Le demi-tour numérique
Quand le digital oblige les entreprises à innover à l’envers
Thomas Houy
80 pages
19 € (broché) – 10,50 € (numérique)