Cela pourrait devenir un cas d’école pour les élèves des Instituts d’Etudes Politiques, tant à Paris que dans les régions. La gestion pathétique de la démographie médicale dans notre pays montre que les phénomènes prévisibles ne sont pas forcément mieux envisagés que les catastrophes imprévues.
Souvenons-nous. Pour un ongle incarné, un bouton sur le nez ou un point de côté on déboulait sans attendre chez son médecin et on en ressortait avec une prescription longue comme le bras voire, le cas échéant, un arrêt de travail généreusement dispensé. C’était il y a vingt ans, il y a un siècle. Les répondeurs des généralistes semblent tous aujourd’hui branchés sur le même disque : « Le cabinet est saturé, il ne prend pas de nouveaux patients. Nous sommes désolés… ». Certaines solutions locales, mises sur pied à grands frais et sans grandes certitudes sur le lendemain, donnent l’impression que des oasis existent dans les déserts médicaux. Mais il s’agit en réalité d’une course de vitesse. Les « zones blanches sans blouses blanches » s’élargissent plus vite que les territoires où vivent des populations normalement soignées. Personne n’a vraiment trouvé le remède à cette situation qui s’étend aujourd’hui aux zones urbaines ou même, qui l’eût cru, à ces cités thermales paisibles où les descendants du Docteur Knock semblaient se disputer la patientèle hors saison. De même, la figure du « médecin smicard », très souvent mise en avant dans les années soixante-dix par les syndicats professionnels pour justifier les revalorisations d’honoraires, a complètement disparu des programmes et des discours. N’importe quel médecin se plaignant de la modicité de ses revenus se verrait vite conseiller de fréquenter les contrées où ses compétences pourraient intensément s’exercer. Comment en est-on arrivé là ? Par imprévoyance. Il s’agit certes d’un mot tabou pour notre haute administration où les spécialistes de la statistique et les artistes de la courbe prophétique, souvent épaulés à grands frais par des consultants privés, pullulent nettement plus que les disciples d’Hipocrate dans les campagnes. Il n’empêche que dans un pays où le personnel de santé est « tracé » par l’Etat et l’Assurance-maladie de la période des études à celle de la retraite – et au-delà – il n’a pas été possible d’anticiper le vieillissement des soignants. La disparition des cabinets découle plus en effet de départs en retraite que de la raréfaction des patients ou du changement dans les pratiques du public telles que l’on peut les observer, par exemple, à propos des commerces ruraux délaissés au profit des grandes surfaces.
Deux raisons sont mises en avant pour expliquer cet état de fait. La première, c’est qu’aucun texte n’oblige, en France, un futur médecin à s’installer là où un ancien termine sa carrière. Le principe sacro-saint est celui de la « liberté d’installation », dernier vestige des heures de gloire d’une « médecine libérale » très largement corsetée aujourd’hui par une paperasserie administrative galopante. La deuxième explication usuelle tient à l’évolution des comportements privés : les médecins d’aujourd’hui vivent comme tout le monde, c’est à dire qu’ils subordonnent leurs installations aux possibilités de travail du conjoint, des études et des loisirs de leurs enfants ainsi qu’aux possibilités de remplacement lors des congés.
Comment en est-on arrivé là ? Par imprévoyance.
Ces motifs sont pertinents sans l’être tout à fait car ils n’expliquent pas l’extension des déserts médicaux aux agglomérations où, grosso-modo, un jeune médecin pourrait dans l’absolu disposer d’un cadre d’existence comparable à celui d’un cadre de l’industrie ou de l’administration. S’il en est ainsi, c’est parce qu’une raison supplémentaire – peut-être encore plus caractéristique de l’imprévoyance des pouvoirs publics – surplombe l’ensemble du dossier : le manque de praticiens produits par nos facultés de médecine, du fait du « numérus clausus » à l’entrée des études comme de la longueur de celles-ci, les hôpitaux universitaires ne « lâchant » pas facilement leurs internes, disponibles et modestement rétribués. Belle démonstration de cercle vicieux . On colle au concours de première année la crème de la crème des élèves de nos lycées – car la vocation médicale habite souvent les têtes bien faites – pour ne garder qu’un petit troupeau susceptible de développer, du coup, l’impression de faire partie d’une élite ne pouvant pas habiter n’importe où. Mieux : alors que les droits d’inscription ne sont pas très élevés en France, les astreintes à l’hôpital accroissent vite chez l’étudiant le sentiment de ne rien devoir à la collectivité qui finance pourtant l’essentiel de sa formation.
Une population qui croît et qui vieillit
Le « numérus clausus » a certes été un peu augmenté. Cette légère croissance des effectifs correspond en fait à la démographie générale, ce qui fait que le rapport du nombre de médecins par habitant ne va pratiquement pas évoluer. Au niveau national, la densité moyenne est de 99 médecins généralistes pour 100 000 habitants. Les généralistes sont d’ores et déjà moins nombreux que les spécialistes, ce qui aurait pu sembler aberrant il y a encore peu de temps. Sans compter que leur nombre va plutôt diminuer dans les prochaines années. Si l’on compare en effet les effectifs de médecins et les besoins d’une population qui croit et vieillit, on s’aperçoit que la densité médicale va baisser au cours de la prochaine décennie. Elle ne retrouvera son niveau actuel seulement au milieu des années 2030. Une projection tendancielle montre même qu’elle va repartir à la hausse pour être supérieure de 23 % à la densité actuelle en 2050. Nul doute que faute de politique intelligente et volontariste, on reparlera à ce moment-là de la nécessité de limiter le nombre de médecins avec les mêmes arguments malthusiens qui ont mené à nos actuels déserts médicaux. Les systèmes d’assurance ( à commencer par la sécurité sociale) recommenceront à estimer en effet que moins il y a de médecins, moins il y a de dépense de santé. A cause de raisonnements de ce genre des pathologies susceptibles d’être soignées à moindre coût en cabinet de ville génèrent des dépenses beaucoup plus élevées du fait de leur traitement aux urgences de l’hôpital. En la matière, les gestionnaires court-termistes n’ont pas été les seuls à sévir. Beaucoup de praticiens ont contribué au sinistre de leur propre profession en pensant qu’ils s’assureraient de meilleurs jours en freinant l’installation de leurs jeunes confrères. Le résultat le plus évident de ces comportements restrictifs se mesure dans le nombre croissant de médecins étrangers notamment des pays du Magreb venant travailler en France, avec des statuts souvent précaires dans les hôpitaux. Pendant ce temps-là plus de 2000 jeunes français tentent chaque année l’aventure des études médicales en Roumanie ou d’autres pays pratiquant l’équivalence européenne des diplômes.
Au niveau national, la densité moyenne est de 99 médecins généralistes pour 100 000 habitants.
Toutes les données du problème, y compris « l’héliotropisme » voulant que les jeunes diplômés mettent volontiers le cap sur les contrées ensoleillées, sont connues et répétées. Mais le corps médical reste fort de sa capacité d’influence et sûr de ses principes, à commencer par celui de la liberté d’installation. Le pouvoir politique ne peut donc que jouer de la carotte ou du bâton. Côté carotte, il y a des pays – tel le Canada – qui évitent les déserts médicaux ( et pourtant, le Grand Nord…) par des incitations financières dont on n’a qu’une faible idée en France. Les médecins partant en mission à durée indéterminée pour des régions inattendues vivent souvent dans l’idée d’accumuler une cagnotte autorisant par la suite une année sabbatique ou un projet immobilier. Il faut pour cela qu’un Etat riche s’associe à des collectivités puissantes car tout le monde met la main à la poche. Style bâton, il y a bien entendu les états dirigistes qui « nomment » les médecins en fonction des besoins géographiques, ce qui ferait hurler chez nous à la « fonctionnarisation ». Pour éviter les chocs prévisibles, il faut pourtant en finir avec le rêve irréaliste d’attirer des médecins à l’aide d’incitations financières locales qui ne sont que du bricolage. La solution pour la traversée des déserts médicaux de la décennie qui vient est à rechercher dans les passerelles entre professions de santé – certaines infirmières expérimentées pourraient prescrire – ainsi que la formation en alternance à partir de la quatrième année. Par ailleurs, tout n’a pas été expérimenté, loin de là, en matière de remboursement des honoraires en fonction du lieu d’installation. Le sénateur de l’Allier Bruno Rejouan (apparenté LR) devrait rendre autour du rendez-vous présidentiel un rapport suggérant quelques pistes audacieuses à ce sujet. Des remèdes de cheval, en somme. Il est plus que temps.