Après les nombreuses vidéos chocs tournées par l’association L214 et la proposition de loi visant à rendre obligatoire la vidéosurveillance dans les abattoirs, pensez-vous que l’on est en train d’assister à un véritable tournant dans la prise en compte de la cause animale ?
L’association L214 a rendu visible la réalité de la souffrance animale que la plupart des personnes ne voulaient pas regarder en face. Il y a aujourd’hui une véritable prise de conscience : même ceux qui continuent de consommer de la viande reconnaissent que les violences infligées aux animaux d’élevage sont extrêmes.
Le choc, l’indignation, voire la honte, sont des émotions de plus en plus partagées. Un processus est en marche et il va dans le sens de l’Histoire, parce que la connaissance des existences animales nous conduit à ne plus faire comme s’ils étaient de simples moyens au service de nos fins. De plus, les individus comprennent qu’ils sont collectivement responsables de la maltraitance animale. Celle-ci met au jour un système de production fondé sur l’exploitation illimitée des vivants. Il repose sur le profit et impose des coûts de revient de plus en plus bas, exigeant que les animaux produisent plus en moins de temps, en occupant des espaces toujours plus réduits, sans que les éleveurs aient vraiment le choix de faire autrement. Ce système est aussi injuste pour les humains. Quelles que soient les convictions de chacun, je pense que tout le monde est d’accord pour dire que l’on ne peut pas continuer comme ça.
Le choc, l’indignation, voire la honte, sont des émotions de plus en plus partagées.
Vous expliquez dans votre livre que le sort que l’on réserve aux animaux est révélateur d’une société où l’exploitation du vivant et des plus faibles paraît monnaie courante. Dans quelle mesure politiser la cause animale pourrait ouvrir la voie à un monde plus juste ?
La cause animale est le levier de transition vers un modèle de développement tourné vers le vivant et vers la réorganisation de l’économie et du travail. On ne peut pas assimiler l’élevage à l’industrie ou à la production d’objets manufacturés, mais il s’agit d’un savoir-faire lié à la relation avec le vivant. Le travail des associations est essentiel. Toutefois, si les images qu’elles diffusent ne sont pas accompagnées par une réflexion structurée, les citoyens les auront vite oubliées. Parce qu’ils se sentiront impuissants et parce que la honte que l’on peut ressentir est difficile à supporter ; on préfère se voiler la face. Le travail de la pensée permet de ne pas en rester à la dénonciation, encore moins à la désignation de coupables, mais de souligner les enjeux de la cause animale et de faire des propositions.
La cause animale est la cause de l’Humanité : nous avons un monde à y gagner !
Nos rapports aux animaux soulèvent des questions de justice, et pas seulement d’éthique : il s’agit des limites que les humains assignent (ou pas) à leur droit d’exploiter comme bon leur semble d’autres êtres sensibles et individués. Promouvoir plus de justice envers les animaux, ce n’est pas seulement leur conférer des droits, mais c’est aussi et surtout une manière de repenser notre habitation de la Terre. Il importe de déterminer des règles de la coexistence avec les autres, humains et non humains, qui soient plus équitables. Enfin, la maltraitance envers les animaux est un coup de projecteur sur un système qui est générateur de contre-productivités, sur le plan social et environnemental, et qui nous déshumanise. La prise de conscience actuelle peut être l’occasion de réenclencher un processus civilisationnel, où le respect des autres, humains et non-humains, sert de boussole pour repenser la place de l’économie dans notre société. La cause animale est la cause de l’Humanité : nous avons un monde à y gagner !
Votre livre propose plusieurs pistes concrètes pour changer de modèle. Quelles sont celles qui pourraient être mises en place dès maintenant ?
Ma stratégie tient en trois mots: transition, reconversion, innovation. Nous ne pouvons pas supprimer les parcs animaliers sans donner aux personnes qui en vivent les moyens de se reconvertir. De même, le passage dans un premier temps de l’élevage intensif à l’élevage extensif suppose des aides logistiques et financières, et une réorganisation des échanges. Des innovations dans la mode, la cuisine et l’expérimentation animale doivent être encouragées, pour que les individus puissent modifier leurs styles de vie et parce qu’il y a un marché. La prospérité économique peut être au rendez-vous ! Dans un premier temps, la suppression de certaines pratiques pourrait aussi faire l’objet d’un consensus. Je pense notamment à la captivité des animaux sauvages.
En dépit de l’intérêt porté par les citoyens à la question animale, la réponse politique tarde encore à venir : en témoigne la dernière élection présidentielle où le sujet a été le grand absent des débats. Comment pourrait-on le politiser davantage ?
Lors de cette campagne, les scandales ont éclipsé certaines questions. Mais tôt ou tard, la cause animale s’imposera en politique, ne serait-ce que parce que les citoyens le demandent. Il ne s’agit pas d’un simple effet de mode. J’espère que la majorité actuelle se saisira de cette cause transpartisane. Car il est temps de le faire avec générosité, avant que des partis extrêmes ne la récupèrent de manière opportuniste.
Tôt ou tard, la cause animale s’imposera en politique, ne serait-ce que parce que les citoyens le demandent.
Bien que choquées par les images récemment tournées dans les abattoirs, de nombreuses personnes argumentent que consommer des animaux fait partie de « la chaine alimentaire » et que c’est dans l’ordre des choses pour l’Homme. Que leur répondez-vous ?
La Terre n’a pas toujours compté sept milliards et demi d’êtres humains ! Le coût environnemental de la viande, les conditions actuelles de la production et la démographie font que l’on ne peut pas comparer nos sociétés industrielles avec celles où les personnes chassaient pour se nourrir ! En outre, beaucoup de coutumes ont été abandonnées au cours de l’Histoire et les représentations évoluent. Si, à l’époque des Lumières, on pensait que l’homme était le prolétaire de la création, les technologies et notre poids démographique montrent aujourd’hui la fragilité de la nature ! Enfin, la cause animale et l’écologie convergent maintenant et elles sont inséparables de la justice sociale.
Nous avons été habitués à considérer les animaux de compagnie comme des membres du foyer tandis que d’autres ne seraient que de la viande sur pattes.
Comment expliquez-vous la différence de traitement accordée aux animaux domestiques et à ceux que l’on exploite ?
Nous avons été habitués à considérer les animaux de compagnie comme des membres du foyer tandis que d’autres ne seraient que de la viande sur pattes. Or ceux qui connaissent bien les poules et les cochons savent qu’ils peuvent lier des relations avec leurs congénères et avec les êtres humains de manière aussi forte que nos chats et chiens. La question animale implique la remise en question de bon nombre de nos habitudes culturelles et de nos préjugés ; les déconstruire requiert de la finesse.
Les animaux ont été définitivement reconnus comme des êtres vivants et sensibles dans le Code civil. Pourtant, cette réforme n’a rien changé concrètement dans le traitement qui leur est réservé, que ce soit dans les abattoirs, les cirques ou les parcs aquatiques. Ne s’agissait-il que d’un voeu pieu ?
Non, parce que l’on a ainsi harmonisé le Code civil et le Code pénal. Les peines encourues par les personnes qui commettent des violences envers les animaux domestiques sont désormais un peu plus sévères. Le droit n’est pas non plus le seul outil pour changer les choses : il faut que la cause animale s’impose comme un devoir de l’État. Nous sommes encore au début du chemin, mais je suis persuadée que ce processus est irréversible.