Les institutions québécoises se sont dotées d’une loi susceptible de concilier les affirmations identitaires des principales confessions tout en évitant le mot « laïcité ». Mais l’application du texte sur « les accommodements raisonnables », attaqué devant les tribunaux dès sa promulgation, s’avère compromise.
Depuis une dizaine d’années, la Belle Province est périodiquement agitée par des débats liés à la laïcité. Les premiers symptômes de la crise sont apparus au début des années 2000 avec l’arrivée de populations migrantes francophones, favorablement accueillies par le Québec devenu officiellement la seule province francophone canadienne en 1977*. Si des Belges et des Français ont été parmi des nouveaux arrivants, plus nombreux ont été les immigrants en provenance du Moyen-Orient et d‘Afrique du nord, porteurs de cultures et de religions différentes de la culture québécoise qui depuis la Révolution Tranquille avait pris ses distances avec le catholicisme fondateur. La société québécoise pensait alors que la langue française suffirait à favoriser l’intégration des derniers arrivés. C’était ignorer la crispation identitaire de certains immigrants qui, se basant sur la Charte canadienne des droits et libertés commencèrent à revendiquer des compromis au nom de leur religion.
La crise des accommodements raisonnables
En mars 2006, la Cour Suprême du Canada, allant à l’encontre d’une décision de la Cour supérieure du Québec, autorise un adolescent sikh à porter en classe son poignard rituel, au grand dam du Québec qui doit se plier à la constitution canadienne alors qu’il a refusé de la ratifier en 1982. C’est le début de la crise « des accommodements raisonnables ». En janvier 2007, le conseil municipal de la petite ville d‘Herouxville en Mauricie adopte « un code de vie » interdisant de lapider les femmes et de les exciser, document qui fait l’objet d’une médiatisation quasi-mondiale ! Suivent des demandes de la communauté juive hassidique d’Outremont d’installer des vitres teintées dans une salle de sport de la YMCA afin de soustraire les femmes à la vue des passants. Enfin les Québécois apprennent que certains groupes musulmans ont demandé – et obtenu – des accords de ségrégation dans des piscines, au nom de la religion. Le gouvernement libéral de Jean Charest annonce à quelques semaines des élections de 2007, la mise en place d’une commission de consultation sur les pratiques des accommodements reliées aux différences culturelles. Dans son rapport déposé le 22 mai 2008, la commission coprésidée par l’universitaire Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor formule 37 recommandations. Parmi celles-ci, le dépôt d’un livre blanc sur la laïcité, dans le but de définir son concept et son domaine d’application, l’interdiction du port de signes religieux aux titulaires des fonctions qui doivent incarner la neutralité de l’Etat et l’élaboration d’un modèle interculturel propre au Québec. Puis plus rien…
Entre 2009 et 2012, les débats sur la laïcité font place dans les médias aux récits de divers scandales politico-financiers qui coûtent le pouvoir au Parti Libéral. Elue en septembre 2012, Pauline Marois, chef du parti Québécois promet de doter le Québec d’une charte sur la laïcité. Pour ce faire, le projet prévoit une modification de la Charte québécoise des droits et libertés. Rendu public en septembre 2013, il suscite bien avant cette date des réactions et de nombreuses manifestations de « pro » et « d’antis » Charte. Ceci ajouté à des rumeurs contradictoires sur la tenue d’un éventuel référendum souverainiste précipite la défaite du parti Québécois aux élections du 7 avril 2014. Le Parti Libéral qui devient majoritaire enterre le projet après avoir éjecté de ses rangs la députée musulmane Fatima Houda-Pepin, fervente militante en faveur de la laïcité. (voir encadré).
Difficile loi 62
Si le gouvernement de Philippe Couillard a pour priorités premières la santé et l’économie, et alors que le Québec est confronté à l’arrivée de réfugiés syriens à partir de 2015 et à la montée en puissance de groupuscules fascisants, l’attentat de la Mosquée de Québec du 29 janvier 2017 qui fait six morts et huit blessés vient raviver le débat sur le fait religieux. Le 18 octobre 2017 est votée la loi 62 « favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’Etat et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certaines organismes ». On n’y parle pas de laïcité, mais de neutralité religieuse de l’Etat, afin « d’assurer un droit respectueux des droits et libertés individuelles » et en insistant dans l’article 10 sur les « services qui doivent être donnés et reçus à visage découvert pour faciliter la communication et la sécurité ». La loi indique que « les accommodements demandés pour motif religieux doivent respecter le droit à l’égalité homme-femme ». Les Libéraux ont voté pour, les députés d’opposition (Parti Québécois, Coalition Avenir Québec, Québec Solidaire) contre**. Pas pour les mêmes raisons. Agnès Maltais, porte-parole du Parti Québécois en matière de laïcité indique que son parti demande que la laïcité soit inscrite dans la Charte québécoise des droits et libertés. « Les Québécois ont l’impression qu’ils ont acquis leur identité en laïcisant leurs institutions. Les libéraux font le pari inverse car les communautés votent à 80 % pour eux. Gabriel Nadeau-Dubois, ancien leader étudiant du Printemps Erable de 2012, porte-parole de Québec Solidaire, estime de son côté que « la loi est mauvaise car elle a des conséquences discriminatoires pour les femmes et elle est de plus inapplicable. Pourquoi une femme devrait-elle ôter son voile pour assister à un cours public alors qu’elle pourrait le conserver pour assister à une conférence privée ? Nous ne sommes pas pour une laïcité forcée. »
Lignes directrices avant l’été
La constitutionalité de la loi 62 a été contestée moins d’un mois après sa promulgation devant la Cour supérieure du Québec à Montréal. La procédure vise à faire invalider l’article 10 de la loi qui prévoit que les employés du secteur public doivent exercer leurs fonctions et que les citoyens doivent recevoir les services publics à visage découvert. Les plaignants sont le Conseil National des Musulmans canadiens (CNMC) l’Association canadienne des droits et libertés civiles et une Québécoise récemment convertie à l’Islam pour lesquels cette obligation est discriminatoire vis-à-vis des femmes musulmanes à la fois en raison de leur sexe et de leur religion, la loi s’inscrivant, selon eux, « dans un climat d’islamophobie documentée et grandissante ». Quant aux demandes d’accommodements religieux, ils ne cessent de se multiplier. Ils seraient déjà près de 500 pour le seul secteur de l’éducation. Les employés des systèmes de transports se trouvant en première ligne pour décider dans quelles conditions un passager dont le visage est couvert peut monter à bord de leurs véhicules, la mairie de Montréal en premier lieu a fait savoir qu’elle ne ferait pas appliquer la loi. Aucune sanction n’est d’ailleurs prévue en cas de non-respect de celle-ci.
La Ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, qui a porté le projet au Parlement doit en préciser les lignes directrices ce printemps avant une application prévue à partir du 1er juillet prochain…en attendant le Jugement de la Cour Suprême et un éventuel rebondissement lors de la prochaine campagne des élections provinciales prévues pour le premier lundi d’octobre.
Fatima Houda-Pépin, née au Maroc en 1951 est arrivée au Québec en 1972. Elue députée du Parti Libéral en 1994, elle a été la première musulmane à siéger à l’Assemblée nationale du Québec. Ses positions en faveur de la laïcité et contre l’extrémisme religieux contribuent à son départ du parti libéral en janvier 2014. « La loi 62 permet au tchador d’entrer dans la fonction publique au Québec. C’est un recul » affirme celle qui n’a de cesse de répéter que la laïcité est un enjeu de société et non un enjeu de parti. Pour elle, le voile n’est pas un symbole religieux mais l’affirmation de l’idéologie islamiste.
*Le 26 août 1977 l’Assemblée nationale du Québec adopte la Charte de la langue française mieux connue sous le nom de « loi 101 » qui fait du français la langue officielle de l’Etat, de l’enseignement, du commerce, des affaires et du travail.
** L’Assemblée nationale compte 125 députés : Parti Libéral : 68 ; PQ : 28 ; CAQ : 21 ; Québec Solidaire : 3 ; Indépendants : 5.