Entre eau potable, à destination agricole, urbaine ou industrielle, comment distinguer les priorités ?
La tendance va vers l’opposition de ces usages pourtant concomitants. Un lien existe entre les eaux urbaine, agricole et industrielle. Il ne s’agit donc pas d’envisager des contrastes ou des priorités mais au contraire, une connexion. C’est une ressource réutilisable plusieurs fois. Après la production d’eau potable et sa première utilisation, elle peut être destinée à un usage industriel à la suite d’un traitement simple, voire sans traitement. Un troisième emploi sert parfois l’activité agricole. Actuellement, c’est cette dernière qui domine (70 % de la consommation), puis l’eau à usages domestiques (20 %) et enfin celle à fonction industrielle (10 %).
L’accès à l’eau, sa répartition et sa distribution constituent des sujets d’interrogations pour le futur. Quel enjeu, parmi les trois, prévaut aujourd’hui ?
L’enjeu de l’accès à l’eau intervient à plusieurs stades. Après la récupération d’eau brute venant des précipitations, des fleuves, ou du stockage par un barrage, la répartition s’effectue entre la partie agricole et les métropoles. Ensuite, la distribution intervient à l’intérieur même de celles-ci, notamment dans le Sud, où la gestion des services de l’eau est loin d’être égalitaire. Certains possèdent le même confort que dans le Nord, quand d’autres n’ont aucun accès. Entre les deux, des personnes habitent près de fontaines, dans une maison avec un seul robinet, ou encore dans un logement avec plusieurs points d’eau mais où la potabilité et/ou le débit sont absents. L’enjeu de la répartition demeure entre les grands groupes d’utilisateurs, et celui de la distribution au sein des villes ; les deux sont donc extrêmement importants.
La question peut être liée à la quantité d’eau mais le problème principal est plutôt celui du manque d’investissement.
La consommation d’eau courante dans un contexte d’urbanisation massive connait une évolution inquiétante. Elle a presque quadruplé depuis 60 ans et devrait croître d’au moins 80 % d’ici à 2030. Mais cette augmentation liée à la démographie n’est-elle pas maitrisable ? Cherche-t-on vraiment des solutions ?
Cette réponse est nécessairement positive ; les gestionnaires de l’eau (essentiellement les mairies et les conseils d’agglomération) sont conscients des enjeux, que ce soit dans des villes du Sud à Khartoum ou Johannesburg, que dans les pays du Nord. La responsabilité de l’accès et de la répartition va aux communes. L’augmentation de la démographie existe, mais deux cas sont à distinguer. D’une part, dans les villes du Nord (Europe de l’Ouest et Etats-Unis), la consommation d’eau des ménages baisse au rythme de 1 à 3 % par an. Cette descente plutôt rapide permet de se concentrer sur la limitation des rejets, pour avoir une empreinte sur l’environnement progressivement meilleure. D’autre part, dans les villes du Sud, la population augmente alors même qu’une partie n’a pas accès à l’eau. Par exemple, 100 à 200 000 personnes arrivent par an dans la ville de Khartoum et ont besoin de l’apport d’un service minimum d’eau, alors que les 3/4 de la population n’en bénéficient déjà pas.
La question peut être liée à la quantité d’eau mais le problème principal est plutôt celui du manque d’investissement. Khartoum est situé au bord du Nil et possède des eaux souterraines ; le volume est suffisant mais les investissements ne le sont pas car restent hors de portée de la mairie, empêchant une amélioration des services. Des systèmes intermédiaires sont présents : bornes fontaines, micro-réseaux, etc. Les solutions existent mais se heurtent en pratique à des problèmes politiques, et surtout financiers.
Faut-il privilégier une gouvernance locale pour la gestion de l’eau ?
La gouvernance locale est déjà en place : elle se fait dans les mairies. Au niveau mondial, les associations d’usagers de l’eau se multiplient et organisent une gouvernance de proximité, au plus près de la ressource, là où se forment le plus souvent les conflits.
Envisager des luttes armées, voire de véritables “guerres de l’eau ” vous paraît-il cohérent ?
Les solutions techniques sont bien moins coûteuses que les solutions militaires. Il n’y a donc pas de pertinence dans les luttes armées. Cependant, l’eau devient souvent l’un des aspects des conflits préexistants. En Syrie notamment, le contrôle des eaux de l’Euphrate est un enjeu de l’opposition entre les Turques et les Kurdes.
Le triple défi est toujours autant d’actualité. C’est le plan agricole qui soulève le plus de problèmes.
En quoi l’organisation de nouvelles institutions de gestion et de coopération pourrait-elle améliorer efficacement l’adéquation souvent conflictuelle des demandes et des besoins ?
Des organismes de bassins internationaux ou transfrontaliers agissent. Généralement, la coopération dans ce domaine domine dans les grands bassins versants et dépasse les actions conflictuelles. Cependant, les tensions à plus petite échelle sont souvent d’ordre financier, autour des questions de priorité à l’accès, de gestion, de paiement (par les municipalités ou les compagnies privées), du coût, dans les périmètres irrigués ainsi que dans les villes.
Une étude publiée par la revue “Nature” a révélé qu’une centaine de métropoles mondiales, surtout situées dans l’hémisphère sud, sont menacées de “panne sèche” d’ici à 2050, est-ce inévitable ?
La baisse de consommation dans le Nord montre que c’est évitable. En Afrique du Sud, dans la région du Cap, après l’annonce de la menace de pénurie d’eau complète à partir du 12 avril 2018, la population est parvenue à diviser par deux sa consommation pour faire reculer la date, grâce à des économies drastiques en situation de crise. Le jour zéro n’arrivera probablement pas cette année.
D’ici 2050, les métropoles les plus menacées pourront mettre en place cette diminution dans un temps plus long et non dans l’urgence. Par exemple, les villes du sud-ouest des Etats-Unis l’organisent grâce à une politique de prix. D’autres solutions, plus chères, comme l’augmentation de l’offre ou la construction d’usines de dessalement dans les villes côtières existent aussi. Ce genre d’étude permet un éveil des consciences, et nous ferons tout pour que cela n’arrive pas.
Presque dix ans après la publication de votre Atlas mondial de l’eau, quelles évolutions sont perceptibles ? Le triple défi (économique, social et environnemental) de la maîtrise de la ressource en eau est-il toujours autant d’actualité ?
Le triple défi est toujours autant d’actualité. C’est le plan agricole qui soulève le plus de problèmes. En effet, les métropoles sont souvent plus riches que l’environnement dans lequel elle se situent, et ont donc davantage de moyens pour investir dans la gestion de l’eau urbaine. Il est bien plus difficile de réduire la consommation d’eau agricole puisque la demande ne cesse d’augmenter. Pour faire face à ce défi, une politique de constructions de grands ouvrages hydrauliques revient. Le lien avec la dégradation de l’environnement (fleuves et rivières) est donc indéniable.