Honnis soient les cour-tisans ! Qui oserait de nos jours prendre la défense de ces vils flatteurs du pouvoir en place, qui vampirisent la puissance publique sans vergogne ? On a oublié un peu vite que Le Courtisan de Cas-tiglione est contemporain du Prince de Machiavel, et que leur complicité est l’antidote aux inconvénients de l’exercice so- litaire du pouvoir. Castiglione allait même jusqu’à inciter son Courtisan à jouer un rôle d’“in- stituteur du Prince”… Diable ! pour lui enseigner quoi ? Mais son métier : la politique ! Et mieux que n’importe quel précepteur, si l’on en juge par la réponse dédaigneuse de Néron à Sénèque, rapportée par Tacite, lorsque le maître se risque pour la première fois à chapitrer son élève dévoyé : “Si je peux ré-pondre aussitôt à un discours que, toi, tu as préparé, je le dois d’abord à tes soins, à toi qui m’as appris à m’exprimer non seulement sur un sujet étudié d’avance mais même en improvisant.” Les choses se passent en meilleure compagnie dans le couple formé, pour le meilleur et pour le pire, par le Prince et le Courtisan.
Commençons par le pire, l’année terrible 1709, où les défaites se succèdent et qu’un hiver glacial provoque une famine sans précédent. Que fait Louis XIV, keynésien avant l’heure, pour relancer l’économie ? La fête, faites excuse ! Et les courtisans sont priés, et loués, d’y être ma- gnifiques. Saint-Simon et son épouse y laisseront vingt mille livres en habits, parures et au-tres bagatelles : “Ce fut à qui se surpasserait en richesse et en invention. L’or et l’argent suffirent à peine ; les boutiques des marchands se vidèrent en très peu de jours : en un mot, le luxe le plus effréné domina la cour et la ville.”
Bossuet le rabat-joie
Mais voici le meilleur, que l’on doit à Primi Visconti, coqueluche de la Cour de Louis XIV aux temps où tout lui sourit… sauf le rabat-joie Bossuet, en guerre sainte contre le “double adultère” des amours du Roi avec la Marquise de Montespan.
Est-il importun, ce petit évêque de Condom, à trop vouloir pré- server l’Oint du Seigneur de la concupiscence, quand on passe trois heures par jour, nue sur un lit, à se faire frictionner et parfumer pour lui plaire ! Que dire de sa prétention à diriger, –que dis-je, à régenter – la con- science du Roi Très Chrétien, après les déplaisirs de la Reine et les versions latines expurgées du Dauphin ? Que n’a-t-il pas entrepris pour éloigner Louis d’une maîtresse en titre qui, depuis huit ans déjà, règne sur un cœur multiple sans le gouverner ? Refus d’absolution à la tentatrice, le Jeudi saint, soufflé dans le secret du con-fessionnal à l’insolent vicaire de Versailles. Lettres d’apôtre et instructions répétées au père aimant, au nom du mauvais exemple donné à l’héritier de la Couronne, pour l’inciter à la séparation. Prières et supplications insistantes au conqué- rant, revenant de la guerre de Flandre, pour qu’il renonce en action de grâce à sa seule conquête impie. Admonesta-tions et objurgations enragées au roi pécheur, qui ne tient son sceptre que de la grâce de Dieu, afin qu’il envoie la Montespan au Diable, ou plutôt aux carmélites, rejoindre la La Vallière avec un beau prêche, édifiant à tirer les larmes…
Jusqu’à ce bel après-midi du 29 juillet 1675, où le Roi, après un long carême, retrouve sa belle Marquise “en particulier”. Le scandale du “renouvèlement du péché” se répand parmi les courtisans en un éclair, suivi d’un coup de tonnerre : Turenne est mort. Il a été tué, emporté sur la frontière par un boulet de canon ! Un messager, gris de poussière et monté sur un cheval blanc d’écume, vient d’en porter la nouvelle. La Marquise sort à cinq heures, jetée en somme hors de la couche royale, de la part du Dieu des armées, par un Turen- ne couronné des lauriers de ses victoires d’Alsace et tout auréolé de son abjuration du protestantisme sous l’influ-ence d’un prédicateur nommé Bossuet.
La cabale des Tartuffes
Comment annoncer cette mau- vaise nouvelle, qui fait d’une peccadille une faute attirant la colère du Ciel, quand on pro- fesse comme Louis XIV que “les rois doivent un compte public de toutes leurs actions à tout l’univers et à tous les siècles” ?
Mais tout simplement, donc royalement, en la changeant en bonne nouvelle ! Un souverain de droit divin peut bien rompre, si tel est son bon plaisir, le lien de cause à effet abusivement établi entre deux coups de fou- dre, terrestre et céleste, par une cabale de Tartuffes. Si Louis XIV accuse d’abord le coup, c’est pour mieux l’excuser après.
Le soir même, il exagère l’effet négatif (la gravité du châti-ment divin) pour marquer qu’il est sans proportion avec la cause (la récidive d’un péché véniel). “Nous avons perdu le père de la patrie !” Honorant Turenne d’un titre excessif, il change le “nous” royal et coupable en “nous” pluriel d’enfants orphe-lins, forcément innocents. Personne ne gagne à une si grande perte : les Courtisans parta-gent donc la mauvaise fortune du Prince. Mais le lendemain matin, passant d’un excès à l’autre, il inverse le signe de l’effet par une réparation disproportionnée de la perte subie. Il multiplie d’un coup de ba-guette les bâtons de maréchaux : Schomberg, d’Estrades, Navail-les, Rochefort, Luxembourg, La Feuillade, Duras et Vivonne. Un grand capitaine de perdu, huit de retrouvés !
Heureux coup de theâtre
“Comme le dernier était frère de Madame de Montespan, pointe Primi Visconti, on disait que sept avaient été faits ma-réchaux par l’épée, et un par le fourreau.” Tout le monde gagne à cette munificence, y compris la pécheresse promise à la Géhenne. Les courtisans applaudissent l’heureux coup de théâtre du Prince, qui dénoue à l’envers un drame baroque – la chair triomphant de la chair – et s’amusent des ficelles d’une machine royale qui permet de mesurer, au huitième près, l’in- fluence de la Favorite.µLe tabouret de Duchesse, ca-deau de rupture habituel du Roi à ses Favorites, n’est pas pour demain, au grand soulagement du Marquis de Montespan qui refuserait avec hauteur toute grâce compensatoire du “double adultère”.
La vertu dans le vice
Au miracle des sept-plus-un petits bâtons bleus parsemés de fleurs de lys succèdent, avec les septième et huitième bâtards de la belle Marquise, deux bénédictions sur les œuvres du Roi Soleil l’après-midi. En attendant Madame de Maintenon qui, par un aiguillon de vertu dans le vice, cachera enfin ce sein que l’on ne saurait voir…
Bon prince, Louis XIV enterre Turenne à Saint-Denis avec les rois de France, mais c’est l’évêque de Nîmes, Esprit Flé-chier, qui prononce l’oraison funèbre. Que voilà dévotement rabattu l’éloquent caquet de ce bon Bossuet !
À Prince machiavélique, Cour-tisan castiglionien, voilà la le-çon à retenir. Au fait, quel est le secret de ces courtisans trop décriés (si le mot vous gêne, n’en parlons plus et fustigez “l’entourage” à plaisir) ? Chamfort, leur contempteur, a vendu la mèche : “Un courtisan disait : ‘‘Ne se brouille pas avec moi qui veut.’’” N’est-ce pas tout l’art de la politique ?
Par Paul Gélos