Décision socialiste majeure de l’après-81, presque aussi emblématique que les lois de décentralisation ou l’abolition de la peine de mort, la “libéralisation des ondes” a créé nombre de vocations capitalistes. Au départ voulu pour éviter des ennuis judiciaires aux animateurs de radios associatives – François Mitterrand lui-même avait été poursuivi dans ce cadre avant son accession à l’Elysée -, la fin du monopole d’Etat au matière d’audio-visuel a suscité dans un premier temps une sympathique explosion de fréquences puis, le business prenant vite ses droits, un véritable “marché de l’autorisation d’émettre”. De grands groupes, notamment ceux qui s’étaient de longue date constitués autour des radios périphériques émettant en théorie hors de France (Europe 1, RTL et RMC) ont beaucoup investi dans la reprise de fréquences locales, rejoints par de nouveaux acteurs très performants (NRJ, notamment). L’Etat, au gré des alternances politiques, a suivi le phénomène en mettant sur pied des instances régulatrices successives qui ont abouti à l’actuel CSA, considéré comme “le gendarme de l’audio-visuel”. Entretemps, l’enjeu télévision, avec la dévolution de la première chaîne à l’industriel Bouygues pendant la cohabitation 86-88, puis l’arrivée tonitruante de Berlusconi fondateur de la Cinq, a supplanté l’aspect radiophonique. Un seul principe est resté depuis ces temps héroïques : sauf dans le cas de TF1 où il s’agissait du “rachat” d’une entreprise publique appartenant à l’Etat, les “autorisations d’émettre” sont délivrées gratuitement, à charge pour le bénéficiaire de financer – et cela coute très cher – ses grilles de programmes, le recrutement de son personnel et l’investissement en matériel.
Pour avoir très tôt fréquenté les couloirs de l’Assemblée nationale et du Sénat, puis ceux de Matignon, un homme connait particulièrement bien toute l’histoire de l’audiovisuel français qu’il a vécue au jour le jour pendant trente ans : Pascal Houzelot. Entré comme rédacteur à la Lettre de la Nation au siège du RPR, ce bordelais très sympathique a été ensuite le bras droit d’Etienne Mougeotte lorsque celui-ci dirigeait TF1 avec Patrick Le Lay. Cela lui a valu le qualificatif de “lobbyiste”. Même si ce personnage hors norme, qui connait tout le monde et que tout le monde connait, à droite comme à gauche, travaille surtout depuis quelques années sur des projets plus personnels. Il a notamment fondé une chaîne du cable et du satellite consacrée à la communauté homosexuelle intitulée PINK TV, qui connut des bonheurs divers. C’est fort de cette expérience et de son étonnant carnet d’adresses qu’il a sollicité et obtenu du CSA, le 3 juillet 2012, l’une des fréquences mises en jeu lors de l’appel d’offres en vue de créer six nouvelles chaînes de télévision. Ce qui a plu dans son projet, c’est qu’il entendait que “le Canal 23” devienne la chaîne de “la diversité des origines et des modes de vie”. Comme l’a souligné – un peu tard – un membre du CSA par la suite, lorsque les choses se sont gâtées, il y avait tout de même un problème au départ parce que la télévision – toutes chaines confondues et à l’exception des canaux étroitement spécialisés – est par définition même le média reflétant le plus “la diversité des origines et des modes de vie”, ne serait-ce que par les simples feuilletons. D’ailleurs, la programmation du Canal 23 ne s’est pas trop distinguée des autre canaux “low-cost” dès ses premières émissions car elle a racheté beaucoup de séries américaines, l’une de ses rares spécificités s’affichant dans le nombre d’heures consacrées à la mode planétaire du tatouage.
Au temps de sa lune de miel avec le CSA, Pascal Houzelot, lui-même membre du conseil de surveillance du Monde, fascinait par sa capacité à s’entourer des plus remarquables parrainages. Au conseil d’administration de la “chaîne de la diversité” figuraient en effet Bernard Arnault (LVMH) côtoie Jean-Charles Naouri (Casino), Xavier Niel (Free), Jacques Veyrat (Eiffel Investment Group) ou Jacques-Antoine Granjon (venteprivée.com). Mais les histoires d’amour finissent mal en général et lorsque la rumeur, puis la confirmation par l’intéressé, ont laissé entrevoir que Pascal Houzelot allait revendre le Canal 23 à NextRadioTV, groupe d’Alain Weill, associé depuis peu à Patrick Drahi, le patron de Numéricable qui a racheté L’Express et Libération, le soupçon s’est installé : est-il concevable de vendre pour une somme énorme (le chiffre avancé est de 88 millions d’eu- ros) une autorisation d’émettre accordée gratuitement par l’Etat via une autorité régulatrice ? L’entrepreneur télévisuel a été aussitôt accusé de mener une opération de pure spéculation. Au Parlement, cette perspective a beaucoup ému et il a été question de créer un dispositif capable de taxer lourdement la plus-value réalisée, histoire de permettre à l’Etat de récupérer une large part du bénéfice. Le problème juridique n’est pas mince car pourquoi imposer, au risque d’une “rupture d’égalité” passible des foudres du Conseil constitutionnel, une transaction et pas les autres. Car Pascal Houzelot et ses partenaires pourraient utilement faire valoir que la revente de fréquences n’est pas interdite. Ce vide juridique a donné lieu, ces dernières années, avec d’autres acteurs, à de fructueuses opérations au profit de grands groupes. Ne dit-on pas que Vincent Bolloré a cédé ses chaînes Direct 8 et Direct Star au groupe Canal+. La seconde de ces deux chaînes, alors baptisée de Virgin 17, avait été cédée à Bolloré par le groupe Lagardère. TF1 a également racheté NT1 et TMC à AB Production. Les montants de ces transac- tions étaient d’ailleurs très supérieurs à ceux qui concernent Canal 23. Il existe bel et bien un “marché des fréquences” télévision et radio dans lequel il faudra bien un jour ou l’autre que l’Etat prélève sa dîme, comme il l’a fait dans un domaine similaire, l’attribution des autorisations données aux opérateurs de téléphone mobile, qui ne dépend pas du CSA mais d’une autre “haute autorité” spécifique. Mais l’affaire n’est pas allée plus loin sur le plan législatif pour le moment puisque c’est le CSA qui a décidé de prendre le taureau par les cornes en sanctionnant Canal 23. Le prétexte invoqué est assez formel. Il a été reproché à Pascal Houzelot de ne pas avoir apporté tous les éclaircissements souhaités sur son “tour de table”, notamment à propos d’un partenaire financier russe.
Pas “d’écran noir”
L’audition, houleuse, du patron de la chaîne par les sages du “gendarme de l’audio-visuel” n’ayant pas apporté d’apaisement, la sanction est tombée. Il s’agit d’une décision inédite dans l’histoire de l’audiovisuel français : le Conseil supérieur de l’audio-visuel a décidé mercredi 14 octobre “d’abroger l’autorisation de diffusion accordée le 3 juillet 2012” à la chaîne télévisée Numéro 23.
La décision du CSA ne prendra toutefois effet que le 30 juin 2016, histoire d’éviter un écran noir pour les téléspectateurs. De plus, selon les attendus de la décision, ce délai “permet aussi à la société Diversité TV (propriétaire de Canal 23) de renoncer aux conditions du pacte d’actionnaires et de la cession qui ont conduit le conseil à retirer l’autorisation”. Ces précautions ne dissimulent pas l’objectif recherché : suspendre “ de facto” la transaction envisagée avec le groupe d’Alain Weill. Cela peut néanmoins per- mettre à Pascal Houzelot de poursuivre l’exploitation de sa chaîne tout en renonçant à une cession trop voyante dans l’immédiat. Dans l’histoire des médias français, longtemps axée sur la seule presse écrite, les “autorisations de paraître” accordées gratuitement puis revendues avec profit ont nourri nombre d’épisodes rocambolesques, depuis l’Empire jusqu’aux parts de sociétés éditoriales données, sous la Libération, aux membres de réseaux de résistance après confiscation des journaux dont les propriétaires n’avaient pas eu une bonne conduite sous l’Occupation. Les héritiers de certains bénéficiaires les ont ensuite cédées au prix du marché car le temps avait passé… On notera donc la prudence avec laquelle le CSA se donne le temps d’encadrer les choses car il faudra répondre à l’accusation d’avoir laissé certaines ventes s’opérer, bien avant que Canal 23 n’attire l’attention. L’institution présidée par le haut magistrat Olivier Schrameck, ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon va-t-elle profiter de ce dossier pour établir une jurisprudence en matière de transaction ? Ce n’est pas sûr. En dépit de leurs considérables pouvoirs, les membres de l’autorité régulatrice ne peuvent écrire la loi et, en l’occurrence, celle-ci est muette sur les ventes d’autorisation avec bénéfice. Il ne leur faudrait pas se trouver en porte-à-faux, en établissant leur propre jurisprudence, avec un texte susceptible d’encadrer le marché des fréquences. Il ne faut guère être prophète pour penser, en effet, que députés et sénateurs vont sans aucun doute réfléchir à la question dans les mois à venir. Les fonctionnaires de Bercy ne manqueront pas de les aider…