Vous avez été confirmé commissaire européen aux Affaires économiques, financières, à la Fiscalité et à l’Union douanière. Pourquoi la France tenait-elle tant à ce poste important ? Cela relevait-il de son statut de deuxième économie de l’Union européenne ?
Le président Juncker n’a subi aucune pression pour la composition de sa Commission. La France n’a bien sûr jamais exigé ce poste précis : François Hollande avait souhaité une responsabilité économique pour le Commissaire français. C’est Jean-Claude Juncker qui a estimé qu’il fallait qu’il soit occupé par un socialiste, qui plus est un Français, pour marquer à la fois la volonté de sérieux dans la gestion des finances publiques et d’ambition dans une politique de croissance. Pour la France, c’est un poste important.
En fait, ce portefeuille regroupe les attributions précédemment exercées par deux commissaires. Dans la précédente Commission, il y avait un commissaire qui s’occupait des affaires économiques, financières et monétaires et un autre qui suivait la fiscalité. Jean-Claude Juncker a souhaité rassembler ces deux postes en un seul, pour créer une sorte de ministre des Finances de l’Europe, et notamment de la zone euro. Ce qui gagne en cohérence, car la macroéconomie, la finance et la fiscalité vont ensemble. Cela se passe ainsi au niveau national : il est logique qu’il en soit de même au niveau européen.
Peut-on comparer un commissaire européen à un ministre ?
Oui et non. La Commission exerce une fonction exécutive majeure. Son pouvoir d’impulsion, de coordination, et de surveillance des politiques budgétaires nationales est important. Cette fonction a aussi un impact sur la politique économique, notamment par sa capacité à générer des politiques d’investissements. Pour autant, la Commission n’est pas le gouvernement de l’Europe.
Les institutions communautaires sont originales, elles sont comme on dit « sui generis ». La Commission fait des propositions et les met en œuvre. Mais le Conseil des ministres joue aussi un rôle déterminant, il est à la fois un législateur et un exécutif. Nous sommes donc loin de la séparation des pouvoirs prônée par Montesquieu. Il y a du législatif partout, à commencer par la Parlement européen, et l’exécutif est partagé. La Commission est sans doute le bras armé, et elle a le monopole de l’initiative. Il peut y avoir un débat : le président Valéry Giscard d’Estaing estime ainsi que le pouvoir essentiel en Europe est dans le Conseil européen, qui réunit les Chefs d’Etat et de gouvernement. J’ai une approche plus nuancée : pour moi, si le Conseil européen a bien un rôle de chef d’Etat collectif, l’essence de la méthode communautaire, c’est la Commission, et le Parlement européen joue un rôle essentiel.
Allez-vous diriger une administration ou existe-t-il une sorte de permanence administrative tentée de garder un pouvoir technocratique ?
Il y a toujours une permanence administrative. J’ai été ministre de l’Economie et des finances. Et bien, Bercy est toujours Bercy, la direction du Trésor est toujours là, celles du Budget et des finances publiques aussi. Elles manifestent la continuité d’une institution. Mais Bruxelles présente une autre originalité, qui la différencie d’un gouvernement : la collégialité. Il n’y a pas la même hiérarchie. Le président de la Commission a des pouvoirs propres ; les vice-présidents ont des fonctions de coordination ; chaque commissaire est responsable de son domaine. Le tout forme un collège où on vote sur tout.
Sous mon autorité, il y aura deux directions générales importantes : ECFIN, économie et finances, qui est l’équivalent d’un Trésor européen, et TAXUD, fiscalité et union douanière. Chacune compte entre 800 et 900 personnes et je suis le seul commissaire à avoir une autorité directe sur elles. Elles ont leur autonomie, leur force de proposition, mais aussi leur loyauté. Le commissaire est assisté d’une petite équipe, un cabinet, qui doit piloter ces deux directions.
Selon vous, un commissaire ne saurait être l’ambassadeur de son pays. Faut-il alors qu’il coupe ses liens avec son pays ?
Ce n’est pas le cas. Je suis Français et fier de l’être : je le demeure. J’aurai sans doute, comme tous les commissaires, des contacts avec les autorités nationales. C’est le cas pour chaque Etat membre, même si les Français ne sont pas les plus audacieux en la matière car ils respectent l’esprit communautaire qui veut qu’un commissaire se préoccupe avant tout de l’intérêt général européen.
Je reste aussi ce que je suis politiquement, un social-démocrate, et je continuerai à être un homme engagé. D’ailleurs, les familles politiques sont présentes dans les institutions européennes, au Parlement et à la Commission. Certains de mes prédécesseurs, qui étaient des hommes politiques, continuaient leur action politique. Je resterai Français et socialiste, mais avec un devoir de réserve.
Comment transcender ses appartenances ?
En changeant de fonction, on change vraiment de focale : il faut se mettre dans la peau de quelqu’un qui est le gardien de l’intérêt général européen. C’est encore plus vrai pour moi que pour d’autres, car j’aurai à exercer certaines prérogatives propres à la Commission – la surveillance budgétaire – et là, évidemment, je n’agirai pas en Français : les règles européennes seront ma boussole. Je l’ai dit : je ne serai pas l’ambassadeur d’un pays, d’un parti : je serai commissaire européen, pleinement, respectueux des règles européennes, chargé de les faire appliquer.
Il faut être indépendant, à l’égard des pouvoirs privés, des forces d’argent, comme des pouvoirs nationaux. J’aurai des dialogues avec les autorités françaises, et les connaître mieux que d’autres constitue peut-être une chance, mais il n’y aura aucune complaisance. Si j’étais indulgent à l’égard de mon pays, je ruinerais ma crédibilité et celle de la Commission. Cela ne signifie pas que, à l’inverse, je serai d’une sévérité excessive. Mon devoir, c’est tout simplement l’objectivité.
Comment définir l’intérêt général européen ? Est-ce le plus petit dénominateur commun ? Est-ce un idéal qui dépasse les intérêts nationaux ?
L’Europe, c’est le dépassement des intérêts nationaux, c’est la coopération entre des nations qui se sont longtemps affrontées, ou entre des parties d’un continent qui s’était divisé. Avec une mise en commun d’un certain nombre de souverainetés, comme la politique agricole commune, l’euro, la négociation des traités commerciaux, la politique de concurrence… D’autres souverainetés ne sont que partiellement déléguées et donnent lieu à des politiques de coordination.
Il s’agit de permettre une Union du continent. Il y a diverses conceptions de l’Europe. La mienne se résume par l’expression de Jacques Delors : « une fédération d’Etats nations ». Ce serait une erreur que de dénier aux Etats européens leur souveraineté, une erreur psychologique et politique. Nous sommes des vieilles nations qu’il faut respecter, avec de grandes histoires, avec des langues différentes. Mais nous devons unir nos forces, agir ensemble.
A côté de cette définition philosophico-politique, il en est une plus juridique : l’intérêt général européen, c’est ce qui est contenu dans les traités. La boussole d’un commissaire européen aux affaires économiques et financières, je le répète, notamment pour la surveillance budgétaire, c’est le traité sur la croissance, la gouvernance et la stabilité en Europe.
Pour faire respecter les traités, la Commission dispose-t-elle d’un pouvoir de coercition ?
Théoriquement, oui. Il y a des procédures dans ce qu’on appelle le « two pack » et le « six pack ». La France se trouve en procédure de « déficit excessif ». Il existe aussi des cas de « déséquilibre économique », et certaines études en ce sens concernent l’Allemagne. Derrière ces procédures, il y a des capacités d’action, pouvant aller jusqu’à des pouvoirs de sanction, voire des amendes.
Cela donne beaucoup de force à la Commission européenne, mais mieux vaut ne pas avoir une approche trop punitive : l’approche des traités est avant tout dissuasive. Si on veut que nos concitoyens retrouvent confiance en l’Europe, il ne faut pas que celle-ci donne le sentiment d’être un carcan. L’usage de ces pouvoirs doit donc se faire avec intelligence, l’objectif étant de convaincre les Etats de revenir à des règles de bonne gestion.
Ces sanctions ont-elles été déjà appliquées ?
Non, jamais. Elles sont assez récentes, puisqu’elles datent des années 2010. La possibilité de sanction doit être effective pour être prise au sérieux et entrainer des réformes. Mais sanctionner reste un aveu d’échec – échec du pays sanctionné, mais aussi échec de l’Europe qui n’aurait pas réussi à convaincre des bienfaits des règles. Lesquelles ne nous sont pas extérieures, puisqu’elles ont été ratifiées par les Parlements nationaux.
Existe-t-il une « flexibilité » dans l’interprétation des traités ?
La flexibilité, c’est une interprétation intelligente des textes, ce n’est pas une réécriture des textes. Je serai le gardien des règles et non celui qui se livrera à une interprétation créative des traités. Les règles ne sont pas stupides. Elles considèrent la situation individuelle de chaque pays et leurs efforts structurels. Enfin, les règles prennent en compte les circonstances économiques dans la zone euro. Nous avons là un arsenal d’occurrences qui permettent de la flexibilité, mais sans violer les règles.
La Commission a aussi un pouvoir d’initiative. En tant que commissaire aux affaires économiques, que pouvez-vous proposer ?
A côté de la fonction de surveillance, l’essentiel de ma tâche consistera à être l’un des artisans de la politique de croissance européenne. La grande responsabilité de la Commission Juncker est de favoriser la croissance, l’emploi, l’investissement dans l’Union. Il s’agit là d’une mission historique. Les élections européennes ont été un signal d’alarme, partout, et ont montré que la construction européenne est abîmée. Ce qui peut se comprendre quand, pour toute une génération, l’Europe est assimilée au chômage de masse et que plus de 25 % des jeunes ne trouvent pas de travail.
Cette Commission a donc cinq ans pour mettre en œuvre une politique de croissance, et notamment le plan d’investissement de 300 milliards d’euros sur trois ans proposé par le président Juncker. Des investissements privés, autant que possible, des investissements publics, si nécessaire. Il faut obtenir des résultats économiques et sociaux.
Quels autres projets porterez-vous ?
L’Europe combat la fraude fiscale : je serai un militant acharné de ce combat et j’agirai pour un échange automatique des informations fiscales entre Etats. Je militerai également pour la mise en place d’une taxe sur les transactions financières qui soit réaliste mais aussi ambitieuse.
« L’Europe est dans mon code génétique », avez-vous dit. Est-ce aussi vrai de tous les socialistes français ?
La famille socialiste française est fondamentalement pro-européenne. Parmi les fondateurs de l’Europe, beaucoup étaient socialistes. Dans la période récente, François Mitterrand et Jacques Delors représentent deux grandes figures européennes. Je me reconnais dans cette filiation intellectuelle.
Personnellement, l’Europe est dans mon code génétique. Je suis né de parents d’origine étrangère, mon père venant de Roumanie, ma mère de Pologne. Ma famille a échappé à la Shoah, mais a souffert des ravages du tragique XXe siècle. Je suis très attaché à la construction européenne et, pour moi, l’amitié franco-allemande est un devoir. Le « plus jamais cela » veut dire quelque chose chez moi. Donc, je suis viscéralement européen, mais pas naïvement européen.
D’où viennent les réticences à l’égard de l’Europe qui s’expriment chez les socialistes ?
Etant attachés à la justice sociale et au volontarisme politique, les socialistes ont pu se trouver en porte-à-faux face à la construction européenne, telle qu’elle a évolué ces dernières années. Il leur revenait d’être les défenseurs des victimes de la construction européenne plus que de ses bénéficiaires, alors que le sérieux budgétaire s’imposait partout. De là est née une division entre socialistes, qui s’est particulièrement exprimée en 2005 à l’occasion du référendum sur le traité sur la Constitution européenne. Ce vote a laissé des traces – il s’agit moins d’un clivage que d’une certaine timidité. Les socialistes ont besoin de retrouver une vision qui articule l’efficacité économique indispensable et la justice sociale, qui est la raison d’être de la gauche.
Que signifie « réorienter l’Europe », lorsque les partenaires européens ne veulent pas nécessairement de l’Europe prônée par les socialistes français ?
Je n’ai jamais pensé que l’Europe pouvait être « à la française », « à l’allemande » ou « à l’italienne ». Elle ne peut pas être totalement de gauche ou intégralement de droite. L’Europe est forcément le fruit d’un compromis, entre des entités nationales, entre des familles politiques. La Commission européenne en est la meilleure illustration, puisque ce sont les gouvernements nationaux qui proposent les commissaires et le Parlement européen qui valide la Commission. L’esprit de coalition y est inscrite de facto, il n’y a jamais eu de système majoritaire et monocolore. La grande coalition, implicite ou explicite, notamment entre les grands partis que sont le PSE (Parti socialiste européen) et le PPE (parti populaire européen) est la règle.
Ce qui compte pour moi, comme social-démocrate, c’est la qualité du compromis. D’y apporter des éléments intellectuels et politiques qui orientent la construction européenne vers le progressisme. Pas question de mettre mes convictions dans ma poche : je serai un commissaire réformiste et progressiste. Mais il faut savoir passer des compromis, qui ne sont pas des compromissions.
Cette culture du compromis, qui prévaut dans l’Union, peut-elle s’accorder avec la culture de l’affrontement, qui règne à gauche, mais plus généralement en France ?
Je dis souvent à mes amis socialistes qu’il y a un enjeu décisif pour le PS : il ne faut pas se tenir à la lisière de l’Europe, mais aller vers son centre. A quoi cela sert-il d’être sur une aile ou d’avoir des idées tellement pures et tellement belles que personne ne les applique ? C’est l’essence même du réformisme : mieux vaut transformer le réel que de s’en tenir à des idéaux désincarnés !
Je suis convaincu qu’on a tort, en France, de cultiver systématiquement l’affrontement. J’ai passé vingt ans de ma vie à l’interface entre la France et l’Europe : deux fois député européen, ministre des Affaires européenne, membre de la Convention européenne, président du Mouvement européen, ministre de l’Economie et des finances au moment de la crise de la zone euro… J’ai toujours été à la fois très Français et très européen.
Et je crois qu’il faut que nous développions davantage, en France, la culture de l’influence. Tout le monde constate le recul de l’influence française. Tout le monde voit qu’il y a une place croissante de l’Allemagne dans l’administration ou dans les cabinets des Commissaires. Il ne faut pas se contenter de le déplorer, mais agir pour le conjurer. En étant dans l’affrontement, on se met souvent en marge, et ce qui est en marge ne pèse pas. Il faut aller vers le cœur et avoir des idées qui deviennent hégémoniques par leur consistance, leur cohérence et leur capacité à convaincre. Cela a toujours été ma démarche politique en France. Ça le restera dans mes nouvelles responsabilités à la Commission européenne.