47 artistes, 56 œuvres, un siècle de barbarie et une expo réussie. Du 7 novembre au 7 février, la Fondation Francès présente “Tout est politique !”, au 21 rue Georges Boisseau à Clichy. Au travers d’oeuvres d’art discursives réparties sur trois étages, le spectateur se voit embarqué dans des récits aussi cruels que réflexifs, à la fois tranchants et perturbants. Le maître mot : mettre en lumière les fragilités de nos démocraties modernes, faisant appel à un vécu que chacun peut convoquer en son for intérieur.
Des coups de pinceau contre des coups de canon
Les acquéreurs nous l’assurent, l’intention première de leur dernière exposition tient en trois mots : dénoncer la propagande. Pas uniquement sous sa forme politique au sens strict, mais aussi au travers de discours maquillés, de réseaux médiatiques, économiques et financiers, qui au gré de leurs présentations de l’actualité occultent certains pans et en exagèrent d’autres, instillant machinalement un climat de suspicion.
Au rez-de-chaussée (peut-être n’est-ce pas un hasard), une chute vertigineuse. Des hautes sphères de la société naissent les bassesses les plus démesurées : cette désillusion du politique, portée à la face du spectateur, le pousse à prendre du recul entre l’histoire contée dans les médias et celle sciemment effacée, comme balayée de nos écrans. Rien ici n’est laissé au hasard : à commencer par la représensation d’un président américain tourné en dérision comme “Punchin’Bush” – au regard évasif et aux yeux tuméfiés – en passant par le bronze intitulé “The Bank” – représentant un crâne d’homme noir scindé, avec une fente semblable à une tirelire, et jusqu’à l’Hexagone… où le lien tacite entre politique et finance s’illustre par les traits que donne Martin Le Chevalier à Nicolas Sarkozy.
Le détournement de la Destinée Manifeste, du rêve américain et plus généralement de la vision occidentale qui ont jalonné les deux derniers siècles, se teinte progressivement d’humour et de pointes de sarcasme. En témoigne notamment l’œuvre animée de Johan Muyle, qui projette une pluie de sang sur un petit poste télé jouant un extrait du chef d’œuvre du grand écran Singin’ in the rain. Quand soudain, un Hummer américain explose aux détours d’une rue de Kerbala, Bagdad ou Nassiriya. Aucun emplacement exact n’est mentionné par l’artiste, qui dépeint un conflit surmédiatisé dont l’intensité et l’inhumanité se trouvent délibérément dissimulés. Pour que la guerre demeure avant tout celle du bien contre l’Axe du Mal (Rogue States).
D’une œuvre à l’autre, l’ensemble des artistes se saisit du contexte social et politique pour réaliser la sienne. Hervé Francès glisse à demi-mot sa vision de l’art, convaincu que le regard d’aujourd’hui porté sur une œuvre d’hier prendra un tout autre sens demain. Si Sarkozy et Kadhafi se sont retrouvés par pur hasard en plein cœur de cette exposition, il n’en reste pas moins satisfait de ces liens incongrus qui se tissent avec l’actualité indépendamment de sa volonté.
Nous voilà désormais au premier étage, où le grand écart est saisissant. L’ensemble des réalisations y présente une subtilité ingénieuse avec un sens caché. Mary Temple y propose notamment une évaluation de l’indice de confiance que l’on peut placer en plusieurs personnalités politiques (Obama, Merkel, Saddam Hussein, Clinton et autres James Cameron). Cette fresque murale incarne un décryptage quotidien de l’actualité internationale, pour chaque jour du mois de février, juste avant les printemps arabes.
Sur le mur attenant, la découpe d’extraits de presse (au nombre de huit) saupoudrés de sucre par Cathryn Boch, masque quant à elle la violence et l’horreur en y ajoutant une forme de candeur. Une mise en bouche contestataire introduisant le dernier niveau, nettement plus cru et beaucoup moins nuancé.
Cette transition revient sur les rapports étroits entre deux institutions : pouvoir et médias, qui s’auto-alimentent et interfèrent dans le cours de l’histoire, pour servir leurs intérêts et dicter leurs récits.
L’ultime escale de cette traversée délivre un message de contestation, de lutte, qui tourne en dérision la violence et ses artifices. Dimitri Tsykalov revisite ainsi une arme de guerre aux allures de chair humaine, comme pour rappeler qu’un fusil n’a aucun effet s’il n’est pas tenu. De quoi replacer l’Homme au centre du jeu, commanditaire et destinataire de son propre malheur.
Ce pourrait même être le credo de Marina Abramovic, dont l’automutilation dépeint les limites de la souffrance humaine. Mais à y songer plus en profondeur, elle use de son corps comme d’une toile pour mieux souligner que le destin de chacun repose sur le libre arbitre. Et c’est tout naturellement que s’ajoutent à cette vision apocalyptique les charniers dénonçant les crimes nazis par Jake et Dinos Chapman. Le pouvoir créateur tient son pendant – la destruction préméditée, systématique et industrialisée – dont l’éloquente mise en perspective ne nécessite pas d’explications outre mesure.
Au péril de son intégrité (parfois physique), l’artiste engagé livre son travail envers et contre tous : un acte de résistance pour Sheng Qi qui n’exclut pas l’amputation dans “My left hand”, comme en clin d’oeil à Victor Jara fidèle d’Allende, torturé puis assassiné peu de temps après le Coup d’Etat au Chili.
Une artillerie visuelle
Il faudra deux siècles d’art pour que l’écho des bombes retentisse enfin dans les musées : c’est le message que semble délivrer la Fondation Francès avec « Tout est politique ! ». Senlis, chef-lieu historique de la Fondation, ouvrira courant janvier ses portes pour une prochaine exposition. Une terre où la politique prend tout son sens lorsque l’on sait que le roi Hugues Capet y a reçu l’approbation du peuple avant d’être sacré à Reims avec une locution devenue célèbre depuis : “Qui t’a fait roi ?”.
Oser l’art pour apaiser les tensions : voilà un pari relevé pour le couple Francès à l’approche des élections municipales. De quoi déconstruire les préjugés et autres barrières sociales entre des Hommes pourtant destinés à devoir vivre ensemble. Bonne visite.

