Dans quelles mesures les guerres d’Algérie et d’Afghanistan peuvent-elles être mises en perspectives ?
Peut-on se permettre de comparer deux conflits qui, au premier abord, sont radicalement différents ? C’est le défi qui nous a été lancé par l’état-major, au moment de mon engagement en Afghanistan : me reporter à la guerre d’Algérie pour préparer celle d’Afghanistan. Effectivement, le contexte général est radicalement différent. La première était franco-française, un million d’Européens y habitaient et des liens très étroits avaient été tissés tout au long des 130 ans d’histoire commune. Quant au second conflit, il n’y avait pas de lien historique, pas la même langue, pas d’intérêt économique ni de contact aussi marqué avec la population. Pour autant, des parallèles de tactiques peuvent être effectués.
En Algérie, nous effectuions une conquête des cœurs et des esprits : un schéma impossible à calquer dans la mesure où les Afghans nous considéraient comme des infidèles et des occupants. En revanche, nous avons axé nos efforts sur la conquête des esprits en tissant des liens avec la population, en la protégeant des exactions des insurgés et en participant au développement de la province dans laquelle nous opérions. De manière plus concrète, nous avons essayé d’évaluer précisément ses besoins, d’aider à la reconstruction de puits, des canaux d’irrigation, des écoles ou des hôpitaux. Ce sont ces différentes actions qui participent à une pacification durable.
En Algérie, nous effectuions des opérations de quadrillage du terrain et de ratissage, bouclage pour neutraliser les rebelles. Il en était de même en Afghanistan lorsque nous occupions le terrain en établissant des bases opérationnelles avancées dans les vallées les plus reculées ou lorsque nous menions des opérations de fouilles pour rechercher des poseurs d’engins explosifs ou des chefs de groupe insurgés.
Une des grandes qualités du militaire demeure son humanité, et la grande majorité des opérations étaient menées dans le sens du rapprochement avec la population. En revanche, et cela contrairement à l’Algérie, les soldats ne se sont pas engagés excessivement dans cette conquête des cœurs qui n’est pas une des missions premières du combattant et qui, si elle le devient, peut engendrer des dysfonctionnements majeurs. L’une des explications du refus du militaire d’obéir au général de Gaulle lorsqu’il a donné l’ordre de quitter l’Algérie peut résider dans le fait que les militaires s’étaient excessivement impliqués humainement et qu’ils n’ont pas voulu trahir leur parole.
Enfin, un élément reste également constant dans les deux situations : l’engagement du soldat. Quelle que soit la situation en Algérie comme en Afghanistan, il a mis tout en œuvre pour remplir au mieux la mission qui lui est confiée quelle qu’en soit la complexité.
Par la conquête des esprits, vous avez entretenu des relations très proches avec les Afghans. Quel était votre degré de proximité avec eux ?
Notre mission n’était pas de tuer les insurgés qui s’opposaient au gouvernement et aux institutions légalement établis, contrairement à ce qui pu être dit, mais en grande majorité d’aider au développement de la paix. Dans un premier temps, il fallait essayer de comprendre la population. La vision occidentale est très manichéenne : il y a les bons et les méchants. Ce qui est beaucoup moins le cas chez les Afghans. Avant de les épauler, il fallait penser comme eux. Nous avons donc beaucoup dialogué avec la population, pour comprendre ses attentes et la convaincre du bien fondé de notre présence et de notre mission.
Contrairement à l’Algérie, les liens forts étaient complexes à créer, en grande partie à cause de la barrière de la langue et du manque de lien historique fort. Néanmoins, avec les directeurs d’école, d’hôpitaux, l’armée, la police, d’étroites relations ont pu être tissées. La meilleure illustration de ce succès est la fête organisée pour notre départ. Tous sont venus et la soirée s’est déroulée dans un grand respect mutuel. Les Afghans ont été très reconnaissants de l’investissement, des morts, des blessés, et du courage français. Des dizaines d’images d’émouvantes séparations me reviennent encore.
Alors que la guerre en Algérie avait un large soutien de la population française, celle d’Afghanistan a laissé beaucoup plus sceptique. Comment avez-vous ressenti ce détachement dans votre engagement ?
Avant d’aller en Afghanistan, je ressentais un peu ce sentiment. Finalement, au travers des échanges, j’ai compris que la population française était mal informée mais adhérait, compatissait et soutenait. Toutes les personnes auxquelles j’ai demandé de l’aide pour participer au soutien moral des soldats ont été extrêmement généreuses. Du point de vue politique, tous les gouvernements, de Jacques Chirac à François Hollande, nous ont soutenus de manière très réactive et efficace : à chaque fois que nous faisions état d’une difficulté pour remplir nos missions, nous obtenions rapidement le matériel nécessaire.
L’aide psychologique a également été salvatrice. Des psychologues nous ont formés et aidés, en amont, sur place, et au retour. C’est la première mission après laquelle je me suis senti autant soutenu pour retourner à ma vie familiale. Cet appui permet de comprendre et de mieux accepter l’attitude de nos enfants qui parfois nous font payer notre absence alors que, durant toute la mission, nous idéalisons nos retrouvailles.
Comment motiver des soldats pour un conflit, dont la volonté est davantage politique que populaire ?
J’ai écris mon livre avec une triple volonté :
-
rendre hommage aux morts sur place, notamment à deux de mes sous officiers qui m’étaient très proches et dont la perte m’affecte profondément ;
-
témoigner de ce que l’armée a réalisé sur place et montrer à nos concitoyens les réalités de cette mission complexe et dangereuse que nous avons remplie ;
-
rendre compte du professionnalisme et de l’engagement courageux et exemplaire de nos jeunes.
Dans une société individualiste où cette tranche d’âge est souvent jugée peu volontaire, affirmer que ceux qui étaient engagés en Afghanistan ont fait preuve d’une dévotion exemplaire, même face aux risques immenses qu’ils prenaient, me semble nécessaire. Je n’ai jamais vu, ni même entendu un jeune refuser les missions données. Pour moi, c’est une grande espérance de voir de jeunes soldats se mobiliser pleinement pour une cause dont ils ne perçoivent pas tous les enjeux.
Comment expliquer une telle force de l’engagement ?
Premièrement, nous sommes extrêmement bien préparés en amont. Ensuite, il y a un esprit de corps très développé qui sous-tend beaucoup de solidarité. Cela se traduit par une forte capacité à se dépasser, même lorsqu’il faut tuer des gens ou donner sa vie. Je l’ai encore mieux mesuré en Afghanistan, où nous étions dans des zones très dures, entourées par l’insurrection et soumis à un danger permanent.
Dans quelles conditions avez-vous écrit ce livre?
La vie de militaire est trépidante et notre famille le paye, parce qu’il n’est pas anodin de partir par passion pendant de longs mois à l’autre bout du monde. C’est pourquoi j’ai refusé de faire pâtir mes proches du temps que je souhaitais consacrer à ce livre, en décidant de l’écrire alors que j’étais en Centre-Afrique. Mes journées commençaient à 5 heures et se terminaient à 19 heures. Une pause de quinze minutes, une douche et ensuite trois heures de rédaction ! Pendant ces mois éprouvants, j’ai été nourri par ces jeunes morts en Afghanistan, dont la photo était collée en face de mon bureau.
Propos recueillis par Colombe Dabas
A propos de l’auteur
Le lieutenant-colonel Bernard Gaillot a passé plus de vingt années de sa carrière dans les troupes de chasseur alpin et a été engagé, dans ce cadre, sur de nombreux théâtres d’opérations de guerre. Actuellement, il est responsable d’une cellule renseignements et analyses de l’Otan en Belgique. C’est à la lumière de son mémoire sur la pacification pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) qu’il décrypte le conflit en Afghanistan (2001-2013), dans lequel il a été impliqué pendant sept mois, de novembre 2009 à juin 2010.
Le contenu de son interview et de son ouvrage n’engage que son auteur.