Plus qu’un simple consommateur dans le cyberespace, l’UE peut-elle devenir une cyber-puissance dans le monde numérique ? De par sa nature exponentielle, la toile ne connait (presque) pas de frontières. L’Union européenne peine à trouver sa place dans l’organisation du monde virtuel. Quelques grands acteurs privés non-européens qui dominent le web au point de devenir rivaux des États la distancent.
Pourtant, la gestion de l’immense réseau informatique mondial entraîne des questions économiques, fiscales, juridiques qu’il ne faut plus traiter à l’échelle nationale. « Seule l’Union européenne a le poids nécessaire pour influer dans cette nouvelle géographie du cyberespace. » soutient Catherine Morin-Desailly. L’UE doit se donner les moyens de sa souveraineté numérique. Le rapport de la sénatrice UDI-UC de Seine-Maritime, trace la voie vers cet idéal, presque utopique. Pour susciter une prise de conscience politique des enjeux du numérique, la sénatrice, présidente du groupe d’études « Médias et nouvelles technologies » entend, avec ce rapport, « contribuer à unifier l’Europe autour d’une vision politique et à lui donner une véritable ambition dans le monde numérique ».
La vieille Europe risque-t-elle d’être dépassée ?
L’Union européenne a bien identifié le monde numérique comme un gisement de croissance et comme un enjeu de civilisation. Pour preuve, elle a fait du numérique l’un des sept axes majeurs constitutifs de sa stratégie « Europe 2020 » dont le but est de mettre fin à la fragmentation des marchés numériques en son sein.
Malgré cela, le numérique défie la vieille Europe : il ébranle sa puissance économique traditionnelle en renversant les modèles d’affaires existants et se joue de l’impôt et des règles du droit.
« La concurrence fiscale entre États membres de l’UE est exploitée : les revenus générés par « la bande de GAFA » (Google, Apple, Facebook et Amazon) seraient de l’ordre de 2,5 à 3 milliards d’euros, et l’impôt sur les sociétés acquitté en France par ces quatre sociétés seulement de 4 millions d’euros en moyenne par an, alors qu’elles pourraient être redevable d’environ 500 millions d’euros si le régime fiscal français leur était pleinement appliqué. Dans un contexte d’austérité budgétaire obligée, cette captation de valeur n’est pas acceptable » s’insurge la sénatrice avant d’ajouter « l‘Europe est en passe de devenir une colonie du monde numérique ; elle devient subrepticement dépendante de puissances étrangères et dans le même temps le sous-développement la guette. »
Difficile de sermonner les récalcitrants dans un tel contexte de mutation et où le modèle dominant est celui de la gratuité. L’économie numérique permet de découpler lieu d’établissement et lieu de consommation. Ainsi, Facebook et Google ont leur siège européen en Irlande dont le taux d’IS est bas. Apple et Amazon ont eux choisi le Luxembourg où la TVA est la plus basse d’Europe.
Une juste place dans l’univers numérique
« Entre la Chine et les États-Unis, l’UE doit renforcer sa présence dans les instances mondiales de gouvernance de l’internet pour y défendre la coopération multi-acteurs mais aussi reconnaître le rôle des gouvernements pour une forme d’ordre public sur Internet, dans le respect de la liberté d’expression. Parallèlement, elle doit être plus présente dans les instances mondiales de normalisation, pour y défendre les intérêts de son industrie. L’unité entre les États membres est aussi requise pour lutter contre l’évasion fiscale. »
Lorsqu’un journaliste propose à la sénatrice de compléter ainsi le titre de son rapport « L’Union européenne, colonie du monde numérique américain », celle-ci s’amuse, puis reconnait que si la firme Google le souhaitait, elle pourrait aisément, à elle seule, paralyser le monde avant d’ajouter : « le web européen ne peut devenir une autoroute pleine de camions chinois transportant des marchandises américaines. J’espère que ce rapport contribuera à unifier l’Europe autour d’une vision politique et à lui donner une véritable ambition dans le monde numérique. »
Le rapport en question est le fruit de 6 mois de travaux et de plus de 70 auditions. Il reflète la nécessité d’appeler à une prise de conscience collective, en d’autres termes, de miser sur l’unité européenne pour peser dans le cyberespace. Pour répondre à ce défi, la sénatrice a établi 30 propositions articulées autour de 2 objectifs : faire de la souveraineté numérique un objectif politique pour l’UE et faire de l’UE une opportunité pour l’industrie numérique du continent.
Au rang des premières propositions, figure la création d’un Conseil consultatif européen du numérique. Cette structure permettrait d’éclairer la Commission et de fédérer l’écosystème industriel en soudant son unité et en générant une forme d’esprit d’équipe. Une autre proposition vise à promouvoir la création d’un droit de recours collectif. Il permettrait aux internautes européens de s’unir pour dénoncer des conditions préjudiciables pour leurs intérêts, liés à des contenus ou des services en ligne. On y découvre aussi une proposition d’instauration d’un impôt numérique européen. Cette dernière suggestion paraît toutefois irréalisable en raison de la règle de l’unanimité qui prévaut dans l’Union européenne en matière fiscale.
Si elle veut, un jour peser dans le cyberespace, l’UE va donc devoir faire des choix. La crise financière l’y oblige. Intégration ou chaos ? Une chose est sûre, l’Europe ne peut se résigner au statut de colonie dans le monde numérique.