Le rapport Gallois, le 5 novembre ; le rapport Jospin, quatre jours plus tard. Diagnostics et propositions sont tombés cet automne comme les feuilles mortes. Avec quelle espérance d’efficacité ? Le gouvernement assure vouloir mettre en œuvre l’essentiel des mesures préconisées par l’un et par l’autre. Mieux vaut attendre que puisse être établi un vrai bilan pour vérifier l’affirmation. Les armoires du pouvoir sont pleines de ces rapports, toujours intelligents, qui disent ce qu’il faudrait faire pour que demain soit mieux qu’aujourd’hui. Sauf qu’ils se répètent souvent, ce qui tend à démontrer qu’ils ne sont guère appliqués. Parce qu’entre l’expertise et la décision, il y a la politique. Elle invite souvent à la prudence électorale ; il arrive aussi qu’elle brusque les événements.
Ce goût pour les commissions et autres regards extérieurs hérisse souvent les parlementaires qui y voient une façon de les contourner ou de leur imposer des décisions. « C’est une tradition de la Ve République », estime Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois de l’Assemblée nationale. Le général de Gaulle avait de fait peu d’estime pour les jeux parlementaires et les cuisines partisanes, mais la gauche au pouvoir a succombé aussi à la « commissionite ». À croire qu’elle s’est volontiers adaptée au présidentialisme du régime et aux facilités d’un recours aux experts. À moins que les problèmes à résoudre devenant de plus en plus complexes, il faille laisser à l’exécutif l’essentiel des initiatives, le Parlement se spécialisant dans le contrôle du gouvernement et du suivi des lois votées.
Président d’une commission célèbre, Jacques Attali préfère dater le recours aux rapports extérieurs des années 1780. Lorsque Louis XVI se demandait comment moderniser la France pour mettre fin à une grave crise alimentaire, économique et budgétaire. Faute d’avoir agi, le roi connut une fin tragique, mais Turgot et Necker ont des héritiers. Dont l’ancien conseiller de François Mitterrand, qui déplore que « les rapports deviennent, en définitive, non pas une façon de préparer une décision, mais une façon de s’y substituer ». Le sien n’a connu qu’une application mesurée, alors qu’il demandait une adoption « en bloc ». Trop peu, à ses yeux, le verbe ne suffisant pas à remplacer l’action.
Les acteurs, eux, se souviennent que les conseilleurs sont rarement les payeurs. La droite estime que le fait d’évoquer la TVA sociale entre les deux tours des législatives de 2007 lui a fait perdre une cinquantaine de circonscriptions. Souvent évoquée, la suppression du département ne passera pas le barrage du Sénat et même de l’Assemblée, où beaucoup de parlementaires cumulent leur mandat avec la présidence d’un conseil général. Rendre plus efficace la formation professionnelle toucherait sans doute aux financements des partenaires sociaux… Si dans chaque niche fiscale, il y a un chien qui mord, dans chaque situation enkystée, il y a un conservateur, de droite ou de gauche, prêt à hurler. Les lobbies actionnent leurs leviers ; les élus prennent peur ; le gouvernement reste coi ou recule. Jusqu’à ce qu’un nouveau rapport insiste lourdement sur la nécessité de bouger. Ou jusqu’à ce que la dégradation économique et financière contraigne à réagir et à prendre des risques. Reste l’espoir que, après tant d’expertises, les Français auront compris et salueront le courage de leurs dirigeants plutôt que de demander leur tête !
La compétitivité, d’Armand-Rueff à Gallois
« Depuis dix ans, il y a eu 32 rapports sur la compétitivité de la France », affirme l’ancien ministre du Budget Eric Woerth. Pourquoi un de plus ? Parce qu’il fallait convaincre élus et Français de gauche qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème soulevé par la droite, « au service des patrons », mais bien d’une difficulté réelle à laquelle il faut apporter une réponse. Laquelle doit viser à une baisse du coût du travail, puisque ce tabou-là est appelé à tomber aussi.
Pour ce travail de pédagogie, le choix de Louis Gallois se justifie. Grand capitaine d’industrie, il a dirigé des entreprises soumises au vent de la concurrence internationale, il sait de quoi il parle. Ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement, ses convictions de gauche donneront force à ses conclusions. Retraité, son sens de l’intérêt du pays efface toute ambition personnelle et son indépendance garantit qu’il ne saurait écrire sous la dictée du pouvoir. La preuve : il évoque l’exploitation des gaz de schiste, que le gouvernement exclut au nom de son accord avec les écologistes. Mais il n’est plus question de la remise en cause des 35 heures, pourtant lancée dans le débat via une « fuite ». Point trop n’en faut, quand même !
Cet équilibre du texte permet au gouvernement de le prendre très vite en considération. Dès le lendemain de sa remise, Jean-Marc Ayrault annonce un « pacte de compétitivité » qui s’en inspire fortement. « J’ai été surpris moi-même de l’impact de mon rapport », déclare Louis Gallois, mais la rapidité d’action témoigne d’un travail en commun. Il reste à limiter les « aménagements » souhaités par les parlementaires socialistes pour qu’ils ne dénaturent pas les mesures envisagées lors des débats.
Députés et sénateurs socialistes s’inquiètent d’avoir à expliquer quelques revirements : sur le coût du travail, qui peut faire craindre une baisse des salaires ; sur les « cadeaux aux entreprises » ; sur leur financement par la TVA et par des économies sur les dépenses publiques.
Toutes étiquettes confondues, les parlementaires acceptent difficilement d’entériner les propositions avancées par des « technocrates » ou par des chefs d’entreprises qui n’ont pas de compte à rendre à des électeurs. En 2008, la majorité de droite et du centre a protesté contre Jacques Attali et ses 316 décisions. Que l’ancien conseiller de François Mitterrand se soit révélé très libéral dans cette circonstance n’a rassuré personne. Les députés UMP ont demandé un examen du rapport par la commission des affaires économiques, qui l’a étrillé. Pas question de se mettre à dos les taxis, dont l’augmentation du nombre figurait déjà dans le rapport Armand-Rueff de 1960 ! Pas touche non plus aux autres professions réglementées qui échappent à la concurrence. Elles sont plus de 600 en France. Même la suppression de l’ordre de sortie de l’ENA n’a pas abouti.
Le gouvernement lui-même a freiné devant les préconisations les plus impopulaires : conditionner les allocations familiales aux revenus ; augmenter l’accueil de travailleurs étrangers ; supprimer le département ; instaurer une TVA sociale… Depuis plus de cinquante ans, tous les experts dénoncent le « malthusianisme » qui sévit encore dans le pays et qui handicape la croissance tout en fermant la porte aux jeunes issus de milieux moins favorisés. Louis Armand et Jacques Rueff proposait déjà de tripler les promotions de Polytechnique. En vain.
Il ne suffit pas de savoir ce qu’il faudrait faire ; il convient de s’y atteler. Depuis une célèbre note de Denis Olivennes (« La préférence française pour le chômage », 1994), chacun sait que notre système social favorise les salariés en place au détriment des chômeurs, mais ce sont les premiers qui sont syndiqués. Le rapport Pébereau (2005) soulignait les dangers d’une dette publique grandissante ; elle est passée de 66 % du PIB à 91 % entre temps ! La Cour des comptes s’interroge depuis des lustres sur le bien-fondé des primes aux fonctionnaires en outre-mer. Rien ne bouge ou si peu. Même en début de mandat, il est des réformes à éviter.
Réformer les institutions, toujours
La France est une des démocraties qui comptent le plus grand nombre de constitutions. Depuis 1958 et le grand toilettage qui a donné la Ve République, le régime se maintient. Mais il n’est pas de nouveau président qui ne nomme pas une commission pour préparer une réforme des institutions. Quitte, au bout du compte, a changer leur nature, la présidentialisation s’accentuant au fil du temps.
François Hollande n’échappe pas à la règle. À peine élu, il a chargé Lionel Jospin de présider une « commission de rénovation et de déontologie de la vie publique » en vue de certaines réformes. Avec une lettre de mission très précise. L’ancien Premier ministre s’y est tenu, sauf pour ce qui concerne la présence au Conseil constitutionnel des anciens présidents de la République. Il n’est pas dit pour autant que le chef de l’État retiendra toutes les propositions avancées par la commission.
La quasi-fin du cumul des mandats suscite de vives réactions chez les sénateurs socialistes, qui plaident leur spécificité de représentant des collectivités locales. Iront-ils jusqu’à faire reculer l’Élysée ? Le choix de la proportionnelle pour 10 % des députés (58) mécontente les petits alliés écologistes et radicaux de gauche. La remise en cause de l’immunité présidentielle inquiète certains à droite comme à gauche. Avancer la présidentielle de mai à mars imposerait à François Hollande de réduire son mandat de deux mois; il faudra sans doute attendre le prochain quinquennat.
Trop loin ou trop peu… « Il serait quand même étrange que, sous une présidence socialiste, la mission confiée à un ancien Premier ministre socialiste conduise à la mise en danger du PS », estime Jérôme Jaffré, directeur du Cecop (Le Monde du 22 novembre 2012). Comme chaque fois, certaines propositions resteront donc lettres mortes. Ce qui n’empêche pas des évolutions institutionnelles, le renouveau s’imposant par étapes. Constitutionnaliste, Guy Carcassonne souligne ces sédimentations. La commission Coppens a été suivie de l’introduction dans la loi fondamentale de la Charte de l’environnement de 2004. La commission Avril a inspiré la révision constitutionnelle de février 2007 sur le statut juridictionnel du chef de l’État. Sur les 77 propositions du comité Balladur, 49 sont entrées dans notre droit, dont la question prioritaire de constitutionnalité qui modifie profondément le rapport à la loi. La commission Jospin reprend certaines de celles qui n’ont pas été retenues alors. Comme s’il fallait que les choses murissent avant qu’elles ne soient acceptables pour la classe politique.
Comme le rappelle ici Jean-Jacques Urvoas, le dernier mot revient de fait au Parlement qui vote ou non la réforme. Les experts proposent mais c’est le politique qui dispose. Le temps de la pédagogie n’est jamais du temps perdu.