Entre les pessimistes qui disent que l’on n’a encore rien vu et les optimistes qui affirment que tout va s’arranger, entreprises et particuliers ne savent plus sur quel pied danser. À croire que la panne d’idées est encore plus grave que le marasme financier.
Depuis combien de temps la France est-elle en crise ? « Depuis 1973 ! » répondait-on en général avant septembre 2007. On a longtemps considéré que la fin des Trente Glorieuses – expression fameuse de l’économiste Jean Fourastié – correspondait à l’apparition des « mesures de crise » dictées par le premier choc pétrolier et le renchérissement des matières premières : recours à l’emprunt pour boucler le budget de l’État, fin d’un certain dirigisme, ralentissement de la dépense publique, raréfaction de l’emploi et croissance au ralenti. Tout le monde sait maintenant, cependant, que choc pétrolier ou non, l’économie française aurait marqué le pas au début des années soixante-dix car la période de reconstruction de l’après-guerre s’achevait et que la consommation des classes moyennes s’essoufflait. Quand nos compatriotes des années cinquante achetaient leur première voiture, leur premier logement ou leur première machine à laver, cela « boostait » plus l’économie que lors des simples renouvellements d’achats observés par la suite. De plus, nous vivions avec un système douanier protectionniste très intéressant pour l’industrie tant qu’il y avait de la demande intérieure ou des marchés protégés mais catastrophique par la suite car il n’a pas favorisé la culture de l’exportation et de la concurrence internationale. Il faut d’autant moins mythifier les Trente Glorieuses qu’elles n’ont pas été exemplaires en matière de finances publiques jusqu’à la dévaluation et l’assainissement du début des années soixante avec le plan Pinay-Rueff sous l’égide du général de Gaulle.
Si bien que la « vraie crise », la nôtre, bien contemporaine, c’est celle qui a été ouverte en septembre 2007 par la faillite de la banque Northern Rock en Angleterre et l’effet de domino provoqué aux États-Unis par l’effondrement des « subprimes ». Ce système consistait à prêter de l’argent à des personnes à solvabilité faible et à camoufler les risques pris dans des produits financiers sophistiqués. Ainsi stimulé de façon artificielle, le marché immobilier a généré une bulle spéculative qui a éclaté en mettant des banques en difficulté (certaines ont été acculées à la banqueroute) et en jetant des milliers de pauvres gens à la rue car ils ne pouvaient plus faire face à la hausse brutale de la charge des emprunts à taux variable qu’on leur avait fait souscrire. Il n’y a jamais de miracle en matière d’argent et, soit dit en passant, les « politiques » qui rêvent en France de financer l’industrie à des taux préférentiels feraient bien de méditer le mauvais exemple donné par l’administration Clinton qui a poussé les banques – en échange d’avantages réglementaires ou fiscaux – à surendetter les américains démunis parce que c’était bon pour le bâtiment et pour l’image présidentielle. Le libéralisme doctrinal de George W. Bush, considérant qu’il était « moral » de saisir les imprudents, a fait le reste. L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions et, justement, nous sommes en enfer depuis 2007.
L’ampleur de l’endettement
Souvenons-nous de ces longs mois qui virent la panique communicative de Wall Street et la remontée incidente à la surface de tout ce que la finance peut charrier de putride, comme le système pyramidal de Madoff aux États-Unis ou d’insensé comme Jérôme Kerviel jonglant avec des milliards d’euros dans son petit bureau de la Société générale… Cela fait maintenant 2 000 jours, comme le titrait le magazine L’Expansion du mois dernier, que nous sommes plongés dans cette mélasse dont il serait temps de sortir. Toute crise, certes, présente ses bons côtés, si l’on peut dire. Celle-ci rend apparent l’ampleur de l’endettement de certains états – dont le nôtre – comme les différences notables entre nations censées vivre dans la même aire de prospérité économique puisqu’elles partagent une même monnaie, l’euro. Elle incite à s’interroger sur la gouvernance de cette Europe dont l’ancien ministre Bruno Le Maire nous confiait (Le Courrier du Parlement du mois dernier) qu’elle « marche comme un canard sans tête ». Mais ces heureuses invitations à la lucidité sont bien peu réconfortantes au regard des budgets en débâcle, de la morosité ambiante, du catastrophisme paralysant toute envie d’investir et des licenciements à la chaîne. Il est évident que, sauf suicide collectif, un pays comme le nôtre va un jour ou l’autre s’interdire les propos pessimistes qui ne servent qu’à aggraver les choses et penser à sa belle jeunesse qui ne demande qu’à vivre de nouvelles Trente Glorieuses. Ainsi est-il permis de rêver à quelques scénarios de « sortie de crise ». Dans ce petit exercice de politique-fiction, nous nous refuserons cependant à imaginer les perspectives de reprise qui passeraient d’abord par des événements dramatiques (guerre, coup d’État, catastrophe de très grande ampleur). De telles hypothèses sont envisageables mais mieux vaut ne pas attirer le courroux du ciel.
Le scénario « électrique ». Deux chercheurs français déposent un brevet européen révolutionnant le transport et le stockage de l’électricité, conciliant numérisation et induction. Les entreprises retrouvent le goût de la recherche et de l’innovation. Les inventions se succèdent. Chaque ville ou village crée sa centrale solaire légère et sa réserve d’énergie. Toutes les routes sont électrifiées. L’industrie crée, en cinq ans, des dizaines de milliers d’emplois dans des pôles de compétitivité spécialisés pour produire des véhicules et des aéronefs légers que le monde entier s’arrache. L’Allemagne voit brutalement chuter ses ventes de grosses berlines. C’est la fin définitive du moteur à explosion et la technologie française engrange d’immenses profits accélérant le désendettement tout en dopant l’épargne populaire.
Le scénario « communiste ». François Hollande nomme Jean-Luc Mélenchon à Matignon et lui propose un « projet de société » inspiré du phalanstère de Charles Fourier (1772- 1837). Les métropoles d’abord, les villes moyennes ensuite, financent avec l’aide de la Banque publique d’investissement de vastes bâtiments dans lesquels les demandeurs d’emploi sont invités à apporter leurs talents, leurs savoir-faire et leur imagination contre une rémunération votée par une commission élue et représentative de l’ensemble de la communauté. En peu de temps, de nombreux salariés quittent aussi leur emploi car ils sont séduits par l’expérience et la France devient un vaste réseau d’entreprises échangeant entre elles à la manière d’abbayes ouvertes à toutes les religions, créant des richesses et travaillant au progrès collectif dans un grand bain d’humanisme. Les Restos du cœur et Emmaüs ferment leurs permanences.
Le scénario « libéral ». François Hollande recrute Nicolas Sarkozy comme avocat d’affaires avec mission de désendetter la France. L’ancien président, entouré d’impitoyables associés américains et qataris, négocie avec tous les créanciers de notre pays un rééchelonnement des dettes sur 99 ans assorti d’un abandon de 80 % du principal, sur le thème du « c’est ça ou rien ». Tous les impôts dus par les Français sont réduits dans les mêmes proportions. Admiratifs et rassurés, les exilés fiscaux reviennent et investissent dans des milliers d’entreprises. L’emploi redémarre. Gérard Depardieu descend les Champs-Élysées sous les acclamations avant de rejoindre le plateau de Michel Drucker où Carla Bruni, Valérie Trierweiler et Philippe Torreton l’embrassent.
Le scénario « Europe impériale ». Dans le plus grand secret, les 27 ministres de la Défense préparent la fusion de toutes leurs armées et de leurs industries d’armement. En dépit de quelques fuites apparues dans des lettres américaines spécialisées, la surprise est immense lorsque l’Europe annonce qu’elle dispose sous commandement unique de trois millions d’engagés entraînés à toutes les formes de conflits, équipés d’armes tactiques du dernier cri. Spontanément, les États-Unis, la Chine, le Japon, la Russie et les fonds souverains acceptent un nouveau « Bretton Woods », une remise en ordre financière du monde. Bachar El Assad quitte le pouvoir et s’installe dans la banlieue d’Odessa. Les pourparlers au Proche-Orient connaissent des progrès significatifs. L’Iran supprime l’obligation du port du tchador. Les paradis fiscaux se recyclent dans le tourisme et la balnéothérapie. La France, grâce à ses spécialistes du nucléaire, joue un rôle majeur dans cette Communauté européenne de défense et entre dans une nouvelle ère de prospérité.
Ces quatre scénarios, convenons-en, ne sont guère réalistes. Mais ne faut-il pas se changer les idées alors que la seule bonne nouvelle de ces dernières semaines porte sur la mise en place d’une Union bancaire ? Comme si c’était enthousiasmant !