Faisons les comptes, ce qui n’est pas forcĂ©ment Ă©vident. S’il est convenu de dire que la France compte treize « grandes rĂ©gions » depuis la rĂ©cente rĂ©forme des collectivitĂ©s locales, elle comprend en rĂ©alitĂ© quatorze conseils rĂ©gionaux avec la RĂ©union et la Guadeloupe moins la Corse, qui dispose, comme la Guyane et la Martinique, d’une assemblĂ©e territoriale donnant lieu Ă des règles Ă©lectorales spĂ©cifiques. Mais une chose est sĂ»re, les dates du scrutin (6 et 13 dĂ©cembre ) seront les mĂŞmes pour les dix-sept territoires distincts concernĂ©s par ces « rĂ©gionales » Ă laquelle 45 millions d’Ă©lecteurs sont conviĂ©s. Il s’agira donc d’une consultation d’une ampleur comparable Ă celle de la prĂ©sidentielle avec laquelle…il ne faut cependant pas la comparer. D’abord parce que chaque rĂ©gion dispose de son histoire, de ses enjeux – un peu modifiĂ©s par la nouvelle carte – et de son personnel politique, en raison, ensuite, du processus Ă©lectoral. Il n’y aura pas de « couperet » entre les deux tours, toutes les listes atteignant un seuil de qualification de 10 % pouvant se maintenir ou fusionner. Toutes celles qui ne dĂ©passeront pas 5 % seront en revanche Ă©liminĂ©es. Enfin, depuis la rĂ©forme de 2003, consĂ©cutive aux alliances passĂ©es « au troisième tour »( l’Ă©lection des prĂ©sidents) entre droite et extrĂŞme-droite dans quatre rĂ©gions en 1998, un mĂ©canisme calquĂ© sur celui des municipales accorde une « prime » de 25 % Ă la liste arrivĂ©e en tĂŞte. Ce qui fait qu’en principe – mais sait-on jamais avec le suffrage universel ? – il n’y aura pas Ă attendre le vendredi 18 dĂ©cembre et la dĂ©signation des nouveaux exĂ©cutifs rĂ©gionaux par les Ă©lus du dimanche prĂ©cĂ©dent pour savoir quelles seront les rĂ©gions qui « basculeront » de la gauche vers la droite, voire – ce n’est pas cette fois-ci une hypothèse en l’air – vers le Front National. Pour ce qui concerne le passage de la droite Ă la gauche, il faudrait que l’Alsace, la seule rĂ©gion dĂ©tenue aujourd’hui par Les RĂ©publicains, change d’orientation politique et cela paraĂ®t hautement improbable.
Le piège, dĂ©mocratique, dans lequel se trouve la majoritĂ© au pouvoir est donc total. Sortante dans la quasi-totalitĂ© des rĂ©gions de France mĂ©tropolitaine, elle ne peut que perdre de solides bastions sans mĂŞme l’espoir d’en reconquĂ©rir d’autres. Il y aura donc, bel et bien, une rĂ©plique Ă l’envers du sĂ©isme que fut, en 2004, le raz-de-marĂ©e socialiste dans les rĂ©gions sous Jacques Chirac, confirmĂ© avec la mĂŞme force en 2010 pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Existerait-il donc une loi non Ă©crite voulant que les « élections intermĂ©diaires » soient perdues par le camp ayant gagnĂ© la prĂ©sidentielle ? Sans doute et depuis longtemps, quoique, si l’on remonte un peu dans le passĂ©, les alternances rĂ©gionales ont Ă©tĂ© naguère un peu plus Ă©quilibrĂ©es, le bleu et le rose se partageant longtemps la carte Ă©lectorale des soirs de scrutin, ce qui permettait Ă chaque camp – il y avait cependant des vainqueurs et des vaincus – de ne pas perdre la face. A la tombĂ©e du jour le 13 dĂ©cembre de cette annĂ©e, alors mĂŞme que la France finira d’accueillir le plus grand rassemblement de chefs d’Etat jamais organisĂ© au monde avec « la COP 21 », il y aura peut-ĂŞtre une toute autre ambiance que lors des soirĂ©es Ă©lectorales tĂ©lĂ©visĂ©es. habituelles. Une victoire du FN dans le Nord-Picardie, Ă laquelle pourrait s’en ajouter une autre en PACA, marquerait la confirmation d’un « tripartisme » qui ferait carrĂ©ment, avec toutes les perspectives que cela ouvrirait Ă Marine Le Pen, pour la prĂ©sidentielle, tremper les rĂ©gionales dans le grand bain de la politique nationale. Dans leurs dĂ©clarations – comme on en a eu l’avant-goĂ»t lors des europĂ©ennes – Marine Le Pen et ses amis ne manqueraient pas en effet de s’en prendre de façon très vĂ©hĂ©mente aux plus hautes personnalitĂ©s du pays.
DĂ©but novembre, alors que les premiers sondages sur les intentions de vote laissaient clairement apparaĂ®tre une prĂ©dominance du Front National chez les Ă©lecteurs les plus motivĂ©s – c’est Ă dire les plus en colère – le climat n’Ă©tait pas Ă l’optimisme dans les rangs de la majoritĂ©. En dehors des territoires susceptibles de plonger dans le chaudron extrĂ©miste, il n’y a guère que trois rĂ©gions, voire quatre susceptibles de « sauver les meubles » de la majoritĂ© prĂ©sidentielle : l’Aquitaine Ă©largie Ă Poitou-Charentes et Limousin, la Bretagne, Midi-PyrĂ©nĂ©es-Languedoc-Roussillon et, peut-ĂŞtre, Auvergne-RhĂ´ne-Alpes. Il est sĂ»r que la campagne va faire son Ĺ“uvre et que les dix-sept territoires concernĂ©s ne sont pas Ă©galement ouverts aux idĂ©es de Marine Le Pen. Il n’empĂŞche que le ressac presque mĂ©canique du PS aura cette fois-ci une dimension sans comparaison avec la nette dĂ©faite de la droite en 2004 et 2010 car tous les regards – et les commentaires – se braqueront sur les causes et les raisons de la montĂ©e du FN. Le scĂ©nario-catastrophe, c’est celui qui laisserait apparaĂ®tre, en plus du rĂ©flexe protestataire, une sorte de « rejet de la politique », fait d’abstention et d’indiffĂ©rence Ă tout discours, chez nos concitoyens, notamment Ă gauche. Plusieurs Ă©tudes d’opinion Ă cinq semaines du scrutin montraient que prĂ©s de 30 % des citoyens Ă©taient indĂ©terminĂ©s, phĂ©nomène classique dans des Ă©lections très difficiles Ă couvrir – vu le nombre de dĂ©bats rĂ©gionaux et en dĂ©pit de l’Ă©largissement des territoires – par des mĂ©dias nationaux, notamment tĂ©lĂ©visĂ©s. Il est sĂ»r que des questions aussi importantes que la rĂ©partition des compĂ©tences entre collectivitĂ©s, les dessertes ferroviaires et routières, les Ă©quipements en lycĂ©e, universitĂ©s, etc…passent mal par les filtres de la « politisation nationale ». Le tout est de savoir comment les esprits vont Ă©voluer Ă l’approche du scrutin et s’il existe une petite chance pour la gauche de « dissocier » le rĂ©gional du national, le discours des Ă©lus sortants s’appliquant – dans des rĂ©unions plutĂ´t suivies – Ă ne pas trop insister sur le « rĂ©formisme style Macron » et Ă privilĂ©gier les thèmes liĂ©s Ă la vie quotidienne. Cela ne saurait suffire, dans certaines rĂ©gions, Ă Ă©viter le « coude-Ă -coude » entre le FN et la droite, les deux instruisant surtout, d’abord et avant tout, le procès de l’actuel prĂ©sident et de son gouvernement, avec un savant nuancier dans la peur de l’Ă©tranger et le passĂ©isme.
Pas de véritable adhésion populaire
Dans ce contexte, la courte semaine sĂ©parant le premier tour du deuxième sera plus importante que jamais. A gauche comme Ă droite, la stratĂ©gie de type « Front RĂ©publicain » n’Ă©tait pas Ă l’ordre du jour dĂ©but novembre. Car chaque Ă©lection prĂ©sente sa logique propre et rien, nulle part, n’est comparable Ă la conjoncture de « sursaut » dont avait bĂ©nĂ©ficiĂ© Jacques Chirac en 2002. Le monde est devenu infiniment plus dangereux, suscitant notamment des angoisses sur lesquels les extrĂ©mistes surfent plus que jamais. La gauche « hollandaise », respectueuse des « grands Ă©quilibres Ă©conomiques » selon le schĂ©ma mitterrandien passĂ©e l’euphorie de 81, ne suscite pas de vĂ©ritable adhĂ©sion populaire. Question de climat Ă©conomique, mais pas seulement. Il y a un lourd hĂ©ritage « administratif » dans le management des collectivitĂ©s et de l’Etat alors que les citoyens entendent moins que jamais se comporter en sujets des altesses et princes de la haute administration. Les Ă©lus se sont mal affranchis des prĂ©tentions bureaucratiques de leurs entourages. Mais le plus grand « raté », liĂ© aux cantonales et aux rĂ©gionales de cette annĂ©e 2015 aura tenu dans l’absence de pĂ©dagogie des rĂ©formes. Qui a vraiment compris les prĂ©rogatives d’une rĂ©gion par rapport Ă celles des dĂ©partements (qu’un temps l’on a pensĂ© supprimer !) ? Qui sait vraiment quelles seront les missions des conseillers rĂ©gionaux qui seront Ă©lus, quoi qu’il arrive et quelles que soient leurs couleurs politiques, le 13 dĂ©cembre ? Compte-tenu des nouvelles organisations des conseils dĂ©partementaux (formĂ©s de binĂ´mes Ă©lus sur des « grands cantons » complètement inĂ©dits) et des conseils rĂ©gionaux changeant de pĂ©rimètre territorial, ces assemblĂ©es ressembleront Ă des « constituantes » dans les annĂ©es Ă venir : elles devront inventer leur rĂ´le et leur utilitĂ©, voire dĂ©finir leurs ressources et leurs relations avec l’Etat, ne serait-ce qu’en matière de fiscalitĂ©. Mais qui semble se soucier, au plan national, de le dire et de donner Ă ce qui avait Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme « un nouvel acte de la dĂ©centralisation » une prĂ©sentation claire, novatrice, crĂ©atrice d’espoirs ? Il y a sĂ»rement une cohĂ©rence dans tout ce qui a Ă©tĂ© entrepris et discutĂ©, pendant des jours et des jours, au Parlement. Mais Ă l’heure du scrutin, il est peu probable qu’elle apparaisse de façon Ă©clairante au citoyen appelĂ© Ă donner son avis. Mis Ă part les passionnĂ©s de politique et les militants qui auront suivi les rĂ©unions Ă©lectorales, soit assez peu de monde rapportĂ© Ă l’ensemble des Ă©lecteurs, les Français vont se retrouver devant les urnes avec le sentiment d’avoir Ă dĂ©partager la gauche, la droite et l’extrĂŞme-droite sur des thĂ©matiques qui sont celles de la « prĂ©sidentielle permanente » qui nous tient lieu aujourd’hui de vie publique. Ce n’est pas l’idĂ©al de la dĂ©mocratie, pourtant, que de pratiquer la confusion des Ă©chĂ©ances et le mĂ©lange un peu abscons des « primaires » de la droite, prĂ©vues quelques mois plus tard et, naturellement, de la prĂ©sidentielle grandeur nature qui s’approche Ă grands pas. Tout cela va « polluer » les dĂ©bats d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral au sein des territoires concernĂ©s par le vote. Les rĂ©gions, en quĂŞte de l’autonomie qui seule peut leur assurer un rĂ´le moteur dans le dĂ©veloppement Ă©conomique, auraient mĂ©ritĂ© mieux que ce mĂ©li-mĂ©lo Ă©lectoral.
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