Ancien ministre de la Défense puis président de la commission de la Défense nationale de l’Assemblée nationale pendant cinq ans, Paul Quilès a commencé à douter de la pertinence de la dissuasion nucléaire il y a une quinzaine d’années.
Vous avez beaucoup travaillé sur les questions de défense. Pourquoi avez-vous évolué dans votre jugement sur l’utilité de l’arme nucléaire?
J’ai été ministre de la Défense en 1985-86, à l’époque de la Guerre froide. Le monde était alors dans un affrontement bipolaire, dominé par les États-Unis et l’URSS. Depuis, le mur de Berlin est tombé et le système soviétique n’existe plus. Les menaces d’aujourd’hui ne sont pas moins importantes mais d’une autre nature. Par exemple, les acteurs du terrorisme international sont beaucoup moins identifiables et ne recouvrent pas des entités nationales. Si bien que l’arme nucléaire ne peut plus avoir le rôle dissuasif qu’elle était censée jouer dans le passé. Elle ne répond plus aux menaces d’aujourd’hui. Une preuve parmi d’autres : l’arsenal nucléaire américain n’a pas empêché les attentats du 11 septembre 2001 et n’a pas été utile dans la réplique contre les Talibans d’Afghanistan.
La doctrine de non-emploi est liée à l’arme nucléaire. Pourtant, vous soutenez que le monde devient plus dangereux…
À l’époque de la Guerre froide, le monde a vécu une course folle aux armements : nous sommes passés de 3 ogives à 70 000, entre 1945 et 1990. De quoi faire exploser la planète plusieurs fois. Mais il existe d’autres risques également graves, en particulier celui de l’ « hiver nucléaire », qu’engendreraient des tirs de missiles, même lointains. Une étude scientifique a montré que des millions de tonnes de poussières s’élèveraient alors dans l’atmosphère, ce qui empêcherait le rayonnement solaire sur tout un hémisphère et entraînerait une chute des températures à -10 degrés pendant près de six mois. Les conséquences écologiques et humaines seraient terribles.
Pourquoi les présidents de la République Nicolas Sarkozy et François Hollande ont tous deux présenté l’arme nucléaire comme une assurance vie ?
Ils ne font que répéter la doctrine officielle depuis 50 ans. La mise en œuvre de l’arme nucléaire n’est pas inscrite dans la Constitution, elle n’a pas fait l’objet d’une loi, elle a été imposée par un décret du président de la République qui date de janvier 1964. La justification de cet armement est la préservation de ce que l’on appelle nos « intérêts vitaux », que l’on ne veut ni ne peut définir. Il est quand même paradoxal qu’un ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, ait avoué dans ses mémoires qu’il ne l’aurait jamais utilisée !
Néanmoins, ne pensez-vous pas que posséder cette arme assure notre crédibilité au Conseil des nations unies ?
Cette idée est un non sens. En 1945, sur les cinq pays considérés comme les vainqueurs de la guerre et qui se voient attribuer le siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu, seuls les États-Unis ont la bombe atomique. Ensuite, dans la pratique, la France n’est pas plus écoutée parce qu’elle dispose du nucléaire. Voyez par exemple ce qui s’est passé en 2003, lorsque Dominique de Villepin s’est exprimé sous les applaudissements au Conseil de sécurité pour s’opposer à la guerre en Irak ; cela n’a pas empêché les Américains d’y aller.
Comment expliquez-vous que la société refuse de s’interroger sur la dénucléarisation ?
Premièrement il y a un héritage historique : le général de Gaulle avait la hantise que le pays soit à nouveau envahi et a voulu le doter d’une arme supposée lui assurer son indépendance. Ensuite, le lobby militaro-industriel a intérêt à ce que la France poursuive cette politique. Enfin, il y a le contexte international : la France dit ne pas vouloir désarmer tant que les autres pays ne s’y attèlent pas. Mais cette position néglige notamment le fait que les États-Unis et la Russie sont engagés, notamment par le traité New Start, à réaliser d’importantes réductions de leurs stocks d’armes nucléaires d’ici 2018. Cela n’est pas suffisant, mais je pense que la France devrait participer à un effort multilatéral et progressif de réduction et, à cet effet, prendre des initiatives. J’ai d’ailleurs l’intention de créer prochainement une association pour plaider cette cause. Et je suis convaincu qu’elle intéressera un nombre significatif de nos concitoyens.