Le roi est nu ! “Faites taire le morveux du conte d’Andersen qui prétend cela, et renvoyez-le à son livre d’histoire ! Deux rois de France lui démontreront que la vérité ne sort pas de la bouche des enfants : le roi ne saurait être nu car, par sa fonction, il est revêtu des fameux “habits que seules les personnes intelligentes peuvent voir”. Les courtisans, nullement flagorneurs en l’espèce, ont des yeux pour voir l’invisible aura qui permet aux souverains aux abois d’échapper à la gueule du loup. L’épreuve de vérité pour un homme de pouvoir, c’est de pouvoir s’en passer.
Saint-Louis reste vingt-neuf jours le couteau sur la gorge, littéralement, après le désastre de Fariksûr, le 7 avril 1250, où il est fait prisonnier avec toute l’armée de la septième croisade. Pris en otage – une première entre chefs d’État – par Charles le Téméraire, le 11 octobre 1468 à Péronne, Louis XI tend la gorge pendant vingt-quatre jours pour que son ennemi mortel l’épargne. Deux rois nus comme au premier jour, semble-t-il, lorsque paraît à travers les barreaux l’aurore sanglante du dernier…
Le chantage est une arme à un seul coup, Saint-Louis en est bien convaincu, et il défie Messieurs les Mamelouks de tirer les premiers, quand ceux-ci lui annoncent qu’ils vont le torturer à mort s’il n’abandonne pas la Terre sainte. “À ces menaces, rapporte Joinville, le roi répondit qu’il était leur prisonnier et qu’ils pouvaient faire de lui ce qu’ils voulaient.” Face à une aussi farouche résolution, voilà les Mamelouks qui rabattent de leurs prétentions et demandent au roi de fixer lui-même le montant de sa rançon !
Sous la babouche
Le marchand de tapis perce alors sous le candidat au martyre : “Et le roi leur répondit que, si le sultan voulait recevoir de lui une somme de deniers raisonnable, il ferait dire à la reine de les payer pour leur délivrance. Et ils lui dirent : ‘‘Comment se fait-il que vous ne voulez pas nous dire que vous ferez cela ?’’ Et le roi répondit qu’il ne savait si la reine voudrait le faire, parce qu’elle était sa dame.” Le bikbachi des croisés est “sous la babouche”, comme on dit en Orient, et on est bien forcé d’en tenir compte.
On convient donc d’une rançon “raisonnable” d’un million de besants d’or ; mais aussitôt le roi propose que cet argent serve à délivrer, non pas lui, mais toute son armée. Et il offre de rendre Damiette (la cité conquise par les croisés, où se trouvent la reine et le trésor royal) pour la délivrance de sa personne, “car il n’était pas tel qu’il dût se racheter à prix d’argent”. Tenez-vous le pour dit : un roi de France ne se monnaye pas et n’abandonne jamais ses hommes… Devant ce cadeau royal d’un pauvre prisonnier, le sultan se doit de faire assaut de générosité pour ne pas perdre la face, et il réduit la rançon de 20 % !
Patatras ! Le sultan est assassiné par des Mamelouks félons, dont l’un brandit le cœur de la victime sous le nez du roi : “‘‘Que me donneras-tu, car je t’ai tué ton ennemi, qui t’aurait fait mourir s’il avait vécu ?’’ Et le roi ne lui répondit rien. “Rien de plus, puisque le marchandage reprend sur les seules conditions du règlement de la rançon ; et on tombe d’accord pour qu’une moitié soit payée en acompte et l’autre après la libération du roi.
Nouveau rebondissement, et nouvelle estafilade sur la gorge de Saint-Louis, avec l’exigence des Mamelouks félons que le traité soit ‘‘juré craché’’ sur la croix : “ ‘‘Si vous ne le jurez pas, lui précise l’interprète, ils vous couperont la tête ainsi qu’à tous vos hommes.’’ Le roi répondit qu’ils en pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient, car il aimait mieux mourir bon chrétien que de vivre dans la colère de Dieu…” Et nouveau compromis au bord du gouffre, par l’entremise du patriarche, dont un Mamelouk se propose de faire voler la tête sur les genoux du roi : “Le patri- arche criait au roi : ‘‘Sire, pour Dieu, jurez sans crainte ; car je prends sur mon âme tout le péché du serment que vous ferez, puisque vous avez bien l’intention de le tenir.’’”
Le pire survient le jour fixé pour la libération, où soudain tout est remis en cause par des Mamelouks extrémistes : “Nous tuerons le roi et ces hommes de haut rang qui sont ici ; comme cela nous n’avons rien à crain-dre d’ici quarante ans, car leurs enfants sont petits.” Heureu-sement, la cupidité l’emporte sur la sûreté : Saint-Louis et les siens peuvent quitter l’Égypte pour la Palestine, avec en cadeau les œufs durs joliment peints qu’on réserve aux invités de marque…
Restent en souffrance les douze mille captifs chrétiens d’Égypte. Saint-Louis suspend le règlement du solde de la rançon jusqu’à leur délivrance. Pour manifester sa détermination, contre l’avis des barons, il choisit de rester dans ce qu’il reste de Terre sainte le temps qu’il faudra… Et il faudra presque quatre ans ! Tout en priant le ciel pour que le fléau mongol s’abatte enfin sur les Infidèles, il joue sur les querelles entre les Mamelouks du Caire et leurs rivaux de Syrie pour faire sortir son peuple d’Égypte. Un constat de non-exécution du traité, qui délie le roi de toute obligation, permet enfin la percée. Pour éviter l’alliance de leurs ennemis, ses anciens geôliers s’engagent à lui rendre les captifs, ou à défaut leurs ossements, et renoncent même au solde de la rançon !
Le miracle des mains vides
Saint-Louis est trop faible pour faiblir, mais enfin, ses tourmenteurs ont du goût pour la palabre à l’ombre des cimeterres ; alors que le tigre altéré de sang qui a pris Louis XI en otage n’en veut qu’à sa vie. La grosse ‘‘tour du régicide’’ du château de Péronne n’est pas là, sous ses yeux, pour le rassurer : un de ses prédécesseurs, Charles le Simple, y a connu la même angoisse mortelle au Xe siècle… Au fait, n’est-ce pas lui qui a courbé le front d’autres insolents, les barbares du Nord, en leur donnant ce qu’ils avaient déjà pris, la Normandie ? Tout simplement, comme son surnom l’indique ! Forcé de s’agenouiller pour l’hommage féodal, le premier duc viking s’est pris les pieds dans le tapis, exprès bien sûr, pour entraîner son suzerain dans sa chute. Mais après lui, le fiston a fait le duc comme tout le monde, sans faire craquer ses genoux et avec l’inclinaison de nuque adéquate. Donner librement ce qu’on ne possède plus à qui veut bien le recevoir, voilà le miracle des mains vides accompli par un roi nu…
Pour amorcer l’improbable négociation avec Charles le Téméraire, Louis XI va donc tout lâcher, tout céder, tout offrir, pour sauver sa peau ; car si tout est perdu, fors la vie, rien n’est perdu. Tout, c’est-à-dire argent, otages, provinces, et à la fin, même l’honneur, puisqu’il accepte, toute honte bue, de participer à une expédition punitive de son ravisseur contre Liège, une cité alliée de la France… Et le tout, avec le sourire, comme le rapporte Commynes : “Quatre ou cinq jours après cette prise “de Liège“, commença le roy à embesongner ceux qu’il tenoit pour ses amis, envers ledit duc, pour s’en pouvoir aller, et aussi en parla au duc en sage sorte, disant que, s’il avoit plus à faire de luy, qu’il ne l’espargnast point ; mais s’il n’y avoit plus riens à faire, qu’il désiroit aller à Paris faire publier leur appointement en la cour de Parlement (pource que c’est la coustume de France d’y publier tous ac-cords, ou autrement ne seroient de nulle valeur ; toutesfois les rois y peuvent toujours beaucoup).”
Eh oui ! même donnée sur une relique de la vraie croix, la parole du roi ne lui confère pas force de loi. Aux trente-sept feuillets d’articles scélérats, qui sentent le halètement du fauve et portent la marque de ses crocs, il faut encore la griffe du greffier. Une simple formalité qui rend au royaume son roi… et signe la perte du duc, huit ans plus tard, après ses défaites de Granson et de Morat, infligées par les forces suisses (financées par Louis XI, bien entendu).
Tout faire toujours dans les formes, telle est la leçon des rois nus. Hors du visa de la reine ou de l’enregistrement par le parlement, point de salut ! Élizabeth II, lors de son jubilé de diamant, s’est glorifiée d’être “conventionnelle”. Cela prète à sourire de ce côté de la Manche, où les Conventionnels de 93 ne se contentaient pas de tordre le cou aux conventions, mais c’est se priver bêtement de la force du faible.