Depuis plus de trente ans et la fameuse émission de 1984 (« L’heure de vérité » !) qui sortit Jean-Marie Le Pen de la confidentialité, le Front National adapte les peurs et colères de nos compatriotes aux brefs formats de l’information télévisuelle. Avec des hauts (le 21 avril 2002 !) et des bas, ce message réducteur passe bien par l’image et le son jusqu’aux urnes en raison même de ses aspects feuilletonesques – les bisbilles entre le père et la fille, par exemple – et d’une intrigue générale ressemblant au scénario des « Feux de l’amour », mais en mode inversé.
Cette rhétorique simple et déjà ancienne se faufile encore plus facilement, au point de s’épanouir, sur le petit écran lorsque l’actualité se fait complexe. Pour des médias concentrés à Paris, notamment les chaînes d’info, la couverture des dernières régionales se heurtait à une incapacité structurelle. Même avec treize régions au lieu de vingt-deux et d’excellents reporters un peu partout, il était impossible de résumer la pluralité des situations et des acteurs de même que l’évolution des débats. Résultat : la simplification nationale opérée par les grands moyens d’information a fait le jeu, notamment au premier tour, de la formation aux argumentaires les plus schématiques. C’est un énorme paradoxe mais c’est ainsi : les spécificités régionales ont été escamotées des élections du même nom ! Qui, de toute façon, au gouvernement s’est soucié de la pédagogie de la décentralisation et de la réforme territoriale en cette période ?
N’accablons donc pas trop la télévision ou la civilisation des réseaux sociaux. Après tout, elles n’existaient pas lors de la disgrâce de Turgot et le mélange des mécontentements qui aboutit à la Révolution française. Comparaison n’est pas raison mais une crise de la représentation démocratique se dessine tout de même en France et l’on devine à quelles suites funestes elle pourrait mener du fait même qu’elle exprime de façon confuse des angoisses et aspirations différentes. La méfiance vis-à-vis des « élites qui nous gouvernent » n’est pas la même chez le chômeur en fin de droits, le médecin opposé au tiers payant, le membre d’une profession touchée par la loi Macron ou le socialiste déçu par François Hollande. Il n’y a pas en effet que les scores du Front National à prendre en considération. Les disparités dans les chiffres de l’abstention font apparaître que les habitants de certaines villes de l’ancienne « ceinture rouge » de Paris ne se sont pas déplacés pour aller voter. Ailleurs, même chez ceux qui ont voté « contre le FN », s’installe aussi l’idée qu’il n’est pas tolérable que le citoyen en soit réduit à un choix aussi contraint. Se retrouver dans cette situation lors du deuxième tour de 2017 leur donne déjà des boutons. Seulement voilà : l’élection présidentielle est toujours peu ou prou le championnat de France du « vote contre ». On l’a notamment vu la dernière fois, quand les votes « pour Hollande » étaient pour beaucoup « contre Sarkozy ». Quant au vote « contre Le Pen » de 2002, en faveur de Jacques Chirac, il était le résultat d’une surprise et même, aux dires de certains politologues, d’une « aberration ». Cette fois-ci, la « perspective aberrante » ne constituera peut-être pas une hypothèse absurde.
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