Plus encore que la Révolution française, la stupide révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685 a empêché les protestants, dont la lecture de l’évangile était compatible avec le capitalisme, de créer en France les grandes entreprises qu’ils ont installées au-délà de nos frontières. Imaginatif en politique, notre pays a tenté sous différents régimes (la Monarchie de juillet, le Second empire et la Troisième république) de combler le retard pris à l’aube de l’âge industriel. Mais il aura suffi que les barrières douanières s’abaissent du fait du progrès de l’information et de la mondialisation des échanges ces dernières années pour que notre appareil productif soit vite mis à mal par une attaque concurrentielle sur deux fronts. Celui des avancées technologiques. Celui des coûts de production.
À partir de ce diagnostic d’évidence, quantité de propositions de remèdes ont été émises, la plupart plus mauvaises les unes que les autres car teintées d’idéologie. Passons sur les nationalisations de 1945 et de 1981 qui ont abouti à engager l’État dans la construction d’automobiles, la fabrication d’ordinateurs et de machines à laver ainsi que dans le commerce bancaire avec de piètres résultats et de purs désastres (Bull, Crédit Lyonnais, etc.). Le libéralisme mal compris a poussé ensuite, en sens inverse, à un maximum de délocalisations. Parce qu’ils se croyaient parvenus à la quintessence de l’âge “post-industriel”, quelques théoriciens peu inspirés ont cru ainsi que seules les activités “nobles”, à forte valeur intellectuelle ajoutée (management, conception, marketing) devaient être maintenues sur le territoire national tandis que les tâches impliquant beaucoup de main d’oeuvre pouvaient être sous-traitées dans des pays pauvres. Ce qui entraîne (il faut encore, hélas, écrire au présent) au moins trois conséquences catastrophiques : la grimpée du chômage de longue durée avec ses dommages collatéraux sur la dépense publique (délinquance, mal-être social et surconsommation médicamenteuse ), la paupérisation d’une large partie de la population et la perte d’un savoir-faire ouvrier considérable en certains secteurs. Sans parler des risques liés aux contrefaçons et aux détournements de propriété intellectuelle… Certains pays – hier le Japon, aujourd’hui la Chine, l’Inde ou le Brésil – ont su remonter très vite la “chaîne de la valeur” pour venir sur nos marchés avec leurs propres produits.
Une responsabilité collective
Inutile cependant de trop accabler les responsables politiques ou les penseurs de l’économie, même s’ils ne se sont, dans l’ensemble, guère montrés visionnaires ou simplement lucides. La responsabilité est largement collective dans la désindustrialisation. Du consommateur qui “n’achète pas français” pour des raisons de coût ou de snobisme aux distributeurs qui cherchent de meilleures marges sur les produits importés en passant par les industriels incapables de raisonner en termes de qualité ou de production non polluante, tous semblent s’être ligués pour que le nombre d’usines diminue en France.
On verra comme une promesse de sursaut salutaire dans l’instauration d’un “ministère du redressement productif” dans le nouveau gouvernement. Mais plus encore dans le fait que les langues se délient. Nombre d’élus locaux, par exemple, reconnaissent aujourd’hui qu’ils ne rêvent plus d’attirer une “grosse boîte” chez eux. Beaucoup ont été échaudés, à la fois par les “chasseurs de primes” qui mettaient la clef sous la porte une fois les aides à l’installation empochées ou par les déséquilibres de population créés par les mirages à l’embauche.
En fédérant les énergies éparses et en donnant à plusieurs PME les moyens de jouer collectif – à l’exemple de ce qui se fait pour les appellations contrôlées dans l’agroalimentaire – les pouvoirs publics locaux disposent de marges de manoeuvre qui pourraient être élargies à la facilitation des financements. Pour peu que les structures d’investissement régional soient, dans certains cas, dépoussiérées et, dans d’autres, tirées des limbes…
Le maître-mot en la matière, c’est l’optimisme. On industrialisera à nouveau la France en associant qualité et proximité, innovations et services. Ce n’est pas parce que les modèles associant la consommation et le surendettement – privé ou public – ont du plomb dans l’aile en Europe que les femmes et les hommes vont cesser d’avoir des besoins utiles comme des envies futiles. Il est encore fréquent de lire, sous des plumes autorisées, que “la croissance ne reviendra pas en Europe” et qu’il serait aussi vain de croire au retour de “l’ascenseur social” qu’à la progression continue du pouvoir d’achat tel qu’on l’a connu au cours des “trente glorieuses”. Aucune connaissance objective des lois de l’économie ne justifie ce raisonnement “décliniste”. Car la croissance se nourrit de tout, du bonheur comme du malheur. La réfection des toitures après la tempête de l’an 2000 a généré du chiffre d’affaires, de l’emploi et même beaucoup de TVA pour l’État. Il est ainsi facile d’imaginer tout le profit que l’appareil productif français, pour peu qu’il n’ait pas disparu, retirera de la pénurie de pétrole à venir, même s’il n’est pas “politiquement correct” de le claironner. La conversion écologique et la nécessité d’apprivoiser de nouvelles énergies va générer quantité d’innovations, elles-mêmes à l’origine de modifications des modes de production et de transport annonçant de futures organisations des marchés et pactes sociaux. Non sans heurts, ni efforts ni drames, certes, mais au bout du compte avec des avancées car le monde ne s’arrêtera de tourner avant longtemps : il continuera de fonctionner selon des cycles immuables, nés de “chocs asymétriques” liés aux inventions, certes, mais aussi aux guerres et aux révolutions.
Quant aux fermetures des frontières et aux mesures protectionnistes – autre variante du pessimisme et du repli sur soi – elles nous interdiraient bien des possibilités, ne serait-ce l’exportation de produits à forte valeur ajoutée alors même que les populations des pays améliorant leur niveau de vie pourraient enfin se les offrir !
Le retour à une certaine forme d’autarcie nous priverait aussi d’excellentes sources de business. Le cas le plus emblématique à ce sujet est celui du parfum. À partir d’essences de fleurs ou de bois exotiques acquises pour pas cher et noyées dans 75 % d’alcool de betterave “made in France”, on vend dans le monde entier des liquides à des prix insensés parce qu’ils sont “signés” par des “nez” de talent, “griffés” par de grands couturiers et emballés dans des flacons conçus par des verriers créatifs.
La France écoule, sur le marché mondial, énormément de produits de luxe, de vin de Bordeaux comme de Bourgogne et des avions (en partage avec les Allemands et, à un degré moindre, d’autres partenaires européens). Quand un pays pauvre veut nous acheter l’Airbus dont il a besoin pour sa compagnie nationale, il faut qu’il nous vende de son côté de grandes quantités d’espadrilles ou de sous-vêtements pour arriver à faire la somme. C’est la raison pour laquelle certaines usines centrées sur des produits traditionnels à faible valeur ajoutée ont périclité ces dernières années et non en raison du coût du travail et des charges sociales. Mais naturellement, on ne s’étend pas trop en général sur ces choix stratégiques de commerce extérieur qui ont leur bien-fondé. Il n’est jamais facile d’expliquer que les lois de la concurrence mondiale condamnent à la stagnation certains secteurs et en favorisent d’autres… ou que les investissements étrangers (Chinois et Quataris ces derniers mois) préservent en réalité plus d’emplois qu’ils n’en suppriment. Aussi faut-il dissocier de plus en plus les slogans. “Acheter français” ne signifie plus grand chose quand la bouteille de Coca-Cola (verre compris) ou la voiture de marque Toyota sont complètement fabriquées par des salariés en France alors que certaines marques réputées tricolores n’ont plus de français que leur nom. Dans l’avenir, c’est le “produire en France” qui comptera.