Le dollar US est non seulement la monnaie de réserve du monde mais aussi et surtout la monnaie de transactions pour le commerce international. Par exemple, si la Corée du Sud fait du commerce avec Taïwan, les importations et les exportations de chacun des deux pays devront être soldées en dollars américains. Cette réalité force donc les sociétés de chacun de ces deux pays à garder des dollars dans leurs comptes pour leurs fonds de roulements (ou à en emprunter auprès de leurs banques), et bien sur, force les banques centrales locales à garder des dollars en réserve, au cas ou leur commerce extérieur passerait en déficit. Cette réalité fait du dollar US “LA” monnaie de réserve. Pour que les autres pays puissent se constituer des réserves en dollars, il faut en que les États-Unis aient un déficit extérieur. Ce déficit extérieur américain est un peu la source de liquidités qui permet au commerce mondial de se développer plus ou moins harmonieusement depuis des lustres. C’est ce que Jacques Rueff appelait le “privilège impérial”. On peut aimer ou ne pas aimer ce système, mais c’est comme cela que le monde fonctionne depuis 1945.
Quels sont les risques pour les utilisateurs de ce système ?
Il y en a deux. Le premier risque est qu’une crise financière coupe complètement l’accès au dollar, comme cela s’est produit au moment de la faillite de Lehmann Brothers. Des pays dont l’économie fonctionne bien peuvent être plongés dans la récession par manque de moyens de paiement, un cas classique en commerce international. Le deuxième risque serait que les États-Unis rentrent dans une période durable de comptes courants excédentaires et qu’au lieu de fournir sans arrêt des liquidités (parfois de façon excessive…) au reste du monde, ils se mettent à en retirer constamment. Ceci amènerait inéluctablement à une contraction du commerce international. Entre le gaz de schiste et la robotisation de l’appareil industriel américain, on peut penser que d’ici quelques années, un tel surplus global américain est loin d’être impossible.
À partir de ce diagnostic, qu’ils ont parfaitement intégré, que font les dirigeants chinois ?
Ils sont en train de mettre en place un plan identique à celui des Allemands à partir de 1992. Ils vont voir toutes les banques centrales, non seulement en Asie, mais aussi en Amérique latine et en Afrique et leur proposent la chose suivante, toute simple. La Banque centrale de Chine (BOC) est prête a ouvrir sans contrepartie des “swaps” alimentés en renminbi (nom de la monnaie chinoise utilisée dans les échanges internationaux) à partir des monnaies des pays souhaitant commercer entre eux. Pour que les pays utilisant le renminbi puissent aussi se constituer des réserves de change, les Chinois ont créé un marché obligataire offshore en renminbi en demandant à IBM, Air Liquide, etc. ainsi qu’aux grandes sociétés chinoises d’émettre des obligations. Les pays intéressés peuvent les souscrire en utilisant leurs actuelles réserves en dollars. Dans ce cas de figure, le pétrole et les matières premières resteront libellés en dollars, mais le commerce inter-asiatique ou même inter-pays en voie de développement sera facturé en renminbi. Et les grandes banques chinoises seront toutes prêtes accorder des prêts en renminbi à toux ceux qui le demanderaient.
C’est exactement ce que l’Allemagne a fait à partir de 1992.
En 1969, tout le commerce inter-européen s’effectuait en dollars. En 1992, tout était en Deutsche Mark (d’où la fureur des technocrates français et l’invention du “Frankenstein monétaire” qu’est l’euro et le désastre actuel, mais ceci est une autre histoire). Pour que ce mouvement soit crédible, il faut que la BOC soit perçue comme l’a été la Bundesbank, c’est à dire qu’entre la monnaie et l’économie, la BOC choisisse la monnaie et que le renminbi en conséquence demeure une monnaie structurellement forte. Le grand problème de l’Asie a toujours été sa dépendance au dollar. Trop de dollars, l’Asie est en plein boom et les marchés montent. Pas assez, c’est l’effondrement. L’Asie n’a jamais eu sa source de liquidités indépendante, d’où une extrême volatilité des économies et des marchés financiers. Si la Chine réussit à créer une “poche de liquidités” indépendante du dollar, la volatilité va baisser très fortement et les valeurs asiatiques exerceront un attrait puissant pour tous les investisseurs.