Interviewé par Jean-Pierre Elkabbach, Jean-Louis Borloo termine sa démonstration à grand renfort de chiffres et statistiques par un clin d’oeil plein d’humour : “j’espère que Laurent Guimier ne me démentira pas demain matin !” Certains politiques ont compris qu’il valait mieux être surs de leur fait s’ils ne voulaient pas passer à la moulinette du “fact-checking”. À Europe 1, “Le Vrai/Faux de l’Info” de Laurent Guimier s’est imposé comme un rendez-vous incontournable dans la matinale de Bruce Toussaint, de même Gérald Roux, autre fin limier de France Info, ne pardonne, dans “Le vrai du faux”, aucune faute d’omission ou exagération.
À y regarder de plus près, le fact-checking n’est pas vraiment une nouveauté. Tous les journalistes devraient le pratiquer aussi aisément que Monsieur Jourdain faisait de la prose. C’est la base du métier : vérifier ses sources, ne pas laisser ses interlocuteurs énoncer des contre-vérités. Mais alors que les droits de réponse allaient jusqu’ici dans un seul sens, désormais, c’est la presse qui corrige en direct ou en différé les inexactitudes entendues ou lues dans les médias.
Relativement récent en France, le phénomène s’est très largement répandu aux États-Unis depuis une dizaine d’années. D’abord sur le Web où les internautes ont pris l’habitude de vérifier la véracité des discours de campagne, les grands quotidiens ont ensuite exploité le filon. Cédric Mathiot a été un précurseur dans l’hexagone. “On a lancé la rubrique sur le site de Libération en 2008. Ma première proposition remontait à deux ans plus tôt, j’étais alors en charge du transport au service éco. On était en plein débat sur le service minimum et je découvrais beaucoup de démago et d’approximations dans les propos des élus de droite comme de gauche. J’ai senti que notre rôle était de rectifier le tir” se souvient-il. Sa rubrique a ainsi été expérimentée sur le site et est passée en version papier l’année suivante. Le Monde et Le Nouvel Obs ont vite suivi sur leur site.
La perspective de l’élection présidentielle a été un déclencheur. Chacun a sorti son détecteur de mensonges. En le testant d’abord sur le Web, puis en le mettant dans les grilles de rentrée de septembre 2012. “Fabien Namias (directeur de la rédaction) a tout de suite été intéressé par le principe, mais avec une valeur ajoutée par rapport aux concurrents. La vraie différence à Europe 1, c’est la régularité du “Vrai/faux de l’Info”. J’ai une équipe de deux personnes pour m’aider à débusquer les loups, et on passe la journée à vérifier. On travaille en synergie avec la rédaction pour savoir s’il est pertinent de travailler sur tel ou tel sujet” explique Laurent Guimier. “Tout personnage public, qu’il soit politique, grand patron, sportif ou artiste peut être soumis à la même exigence de vérité. En pratique, les élus sont plus concernésdu fait qu’ils parlent plus, donc s’engagent plus, et de ce fait, sont plus souvent amenés à la faute.”
Gérald Roux a été un précurseur sur l’antenne de France Info. “Je n’avais jamais fait ce boulot, je m’occupais de la politique pour le site de France Info, j’étais en charge de la présidentielle, j’écoutais les invités et je faisais un résumé. Philippe Chaffanjon, qui était à l’époque directeur de France Info (il dirige aujourd’hui France Bleu) a trouvé qu’il y avait une idée à creuser. Je n’ai pas inventé l’eau chaude, mais c’était quand même nouveau en France de dédier un espace d’antenne à la vérification des dires des intervenants” dit-il.
Chacun des “fact-checkers” prend à son tour le risque d’être mis en défaut. “Ca nous arrivera, c’est obligé, les chiffres peuvent être tordus dans le sens qu’on veut ! J’essaye d’être honnête, c’est tout. Et il ne faut pas surestimer notre importance, on a deux minutes d’intervention noyée dans des heures d’antenne !” tempère Gérald Roux. “On peut avoir des retours de bâton sur les réseaux sociaux. J’ai des Internautes qui me sollicitent pour vérifier la parole d’un élu, ils seraient aussi prompts à réagir si moi-même je me trompais !” complète Laurent Guimier.
“Certains faits sont plus ou moins difficiles à vérifier. Il faut savoir sur quoi le politique s’appuie, quelles sont ses sources. Les politiques prennent parfois un chiffre vrai pour y accoler une information tendancieuse. Le fact-checking remet d’aplomb les chiffres et les faits. Lorsque Vincent Peillon (ministre de l’Éducation) dit que c’est en France que les jeunes se suicident le plus, les chiffres d’Eurostat le contredisent facilement. En revanche, tout est plus compliqué en matière budgétaire, il faut alors s’extraire de l’actu et ça peut nous prendre quinze jours d’enquête !” précise Cédrid Mathiot dont le “Désintox” de Libé a trouvé place dans le “28 minutes” d’Elisabeth Quin sur Arte. Arte, LCI le vendredi avec “À l’épreuve des faits” présentée par Philippe Ballard, Mouloud le soir au “Grand journal” de Canal+, France 2 avec “Des paroles et des actes” où une équipe de journalistes vérifie en direct les allégations, chacun cède d’autant plus volontiers à cette nouvelle mode que l’actualité politique ne connaît pas de répit. “Le direct est un exercice périlleux, il nécessite beaucoup de ressources, c’est très dur d’avoir un spécialiste par thème prêt à intervenir à l’antenne” modère Laurent Guimier. “Il n’est pas question d’ajouter de la confusion à la confusion” ajoute Cédric Mathiot.
“Arte veille à respecter la parité gauche droite dans les sujets abordés. On a un travail de veille et d’écoute, le flux de la parole politique s’est très développé avec la TNT et le fact-checking n’empêche pas l’intox à répétition. On l’a encore constaté lors de la dernière campagne présidentielle aux États-Unis où il y a eu le plus grand nombre de mensonges proférés !” souligne le chroniqueur d’Arte et Libération.
Certains résistent aux sirènes du factchecking sous sa forme de rubrique à part entière. RTL ne s’interdit pas de rétablir la vérité si besoin dans ses journaux, de même Patrick Cohen estime que son interview matinale a été minutieusement préparée et est suffisamment longue pour lui permettre de réagir à chaud. Il fut un temps au l’infographie accompagnait tous les grands sujets traités, le fact-checking a la même dimension pédagogique.
Les élus font le gros dos en attendant que cette mode passe. “Si ça dure depuis plus de dix ans aux États-Unis, je ne vois pas pourquoi ça s’arrêterait chez nous” s’amuse Gérald Roux. La rubrique aurait donc de beaux jours devant elle. Reste à voir comment elle évoluera en fréquence et en objectifs. Les journalistes ont compris qu’il fallait varier les sujets pour éviter d’être eux-mêmes atteints par une forme de lassitude. C’est après l’élection présidentielle qu’on a vu l’explosion de cet espace dans les médias, et le fact-checking continue de se développer dans tous les pays. Les journalistes sont toutefois d’accord sur sa probable mutation. Après la vérification des chiffres lancés pendant une campagne électorale, le temps viendra de contrôler le suivi des promesses. “La communication est plus centralisée, les éléments sont répétés à l’envi, il y a eu standardisation du discours politique, ce qui n’est pas très bon pour la démocratie” regrette Cédric Mathiot. Les engagements de François Hollande, comme les promesses d’un député ou d’un maire seront donc passés au radar des nouveaux fact-checkers !
Par Régine Magné