Par deux récents arrêts, les juges européens ont remis au goût du jour une séparation du public et du religieux que leurs homologues français apprécient paradoxalement avec davantage d’indulgence.
L’Europe remet la laïcité au centre du village
C’est au cœur même de l’Europe, en Belgique, que s’est nouée une querelle banale et néanmoins chargée de symbole.
Une réceptionniste avait fait savoir à son employeur qu’elle avait l’intention de porter le foulard islamique pendant ses heures de travail ; celui-ci lui a fini par la licencier, car le règlement intérieur de l’entreprise précisait que le port visible de signes religieux était contraire à la neutralité à laquelle s’astreignait l’entreprise dans ses contacts avec ses clients.
Une fois saisie, la Cour de justice de l’Union européenne a donné raison à l’employeur, jugeant à la fois que la l’interdiction du port de ces signes ne constituait pas une discrimination religieuse directe, mais aussi, qu’à supposer même que l’on puisse y voir une discrimination indirecte, alors cela pourrait être justifié par les impératifs de neutralité vis-à-vis des clients [1].
Elle rejoint en cela la Cour européenne des droits de l’homme qui a considéré, dans son arrêt Osmanoğlu c. Suisse[2] du début de l’année, qu’une école pouvait infliger des amendes à des parents musulmans refusant que leurs filles participent à des cours de natation mixtes, dans la mesure où l’intérêt des enfants à une scolarisation complète permettant une intégration sociale réussie primait sur le souhait des parents, même motivé par des aspirations religieuses.
Ce faisant, les juges européens consacrent moins le principe de laïcité qu’ils ne sauvegardent l’égalité.
La laïcité constitue en effet un principe fondamentalement politique qui revient à se poser une question d’opportunité telle que « Faut-il interdire les signes religieux à l’école ? »
Tandis que l’égalité reste, quant à elle, un principe proprement juridique, le juge prenant d’abord acte de la volonté du politique, sans en discuter la pertinence ou le bien-fondé, pour, ensuite, examiner cette volonté politique au prisme du principe d’égalité qui exige de traiter de façon similaire des situations similaires sauf à ce qu’une différence de traitement soit justifiée par un motif d’intérêt général.
Aussi, le principe d’égalité revient-il à se demander « Peut-on interdire les signes religieux à l’école sans pour autant traiter différemment une catégorie de personnes ? »
La France, fille aînée de la laïcité ?
Si les juristes hexagonaux aiment à dire que le principe de laïcité est unique en son genre voire « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France », la réalité s’avère nettement plus nuancée.
Au contraire de la Cour de Luxembourg, la Cour de cassation a ainsi jugé en 2014 dans l’affaire de la crèche Baby-loup que le règlement intérieur d’une entreprise ne pouvait restreindre la liberté religieuse de ses salariés seulement s’il s’agissait d’une entreprise de conviction promouvant et défendant des convictions religieuses, politiques ou philosophiques – ce qui n’était pas le cas de la crèche – alors même que cette dernière objectait que la laïcité était une conviction à défendre en tant que telle.
Une telle position est par ailleurs en accord avec l’idée classique selon laquelle le principe de laïcité n’oblige que les pouvoirs publics – et eux seuls – et n’est guère applicable aux personnes privées qui bénéficient d’une entière liberté sous réserve de l’interdiction des discriminations.
S’agissant du financement des nouveaux lieux de culte et bien que la loi de 1905 interdise que l’État subventionne un culte, le juge français tolère que la collectivité les finance au moyen de garanties d’emprunt, de baux emphytéotiques pour un loyer modique[3] ou de location à prix symbolique[4].
Alors que les pouvoirs publics ont en charge, depuis 1905, l’entretien et la conservation de certaines églises, ils vont bien au-delà de leur mission originelle en octroyant des subventions pour l’achat d’un orgue, l’installation d’un ascenseur dans une église ou l’acquisition de l’équipement nécessaire à l’abattage rituel.
Faisant preuve d’indulgence -et d’une subtilité presque byzantine-, le Conseil D’État valide ces pratiques en se fondant sur l’intérêt local pour la ville ou la région en cause et le rayonnement culturel propagé[5].
C’est cette dichotomie entre culturel et cultuel qui fonde la décision de novembre 2016 sur les crèches de Noël ; la haute juridiction y juge qu’elles présentent une pluralité de significations aussi bien religieuses que profanes et invite à examiner si, au cas par cas et en fonction des circonstances locales, le caractère religieux l’emporte ou non.
Évidemment, de tels accommodements mesurés peuvent paraître justifiés par des considérations historiques ou pratiques tenant au faible nombre de mosquées ou à la désaffection croissante des églises ; il n’en reste pas moins qu’un aggiornamento de l’ensemble des textes régissant la séparation entre la collectivité et la religion serait nécessaire, ne serait-ce que pour éviter aux juges français de savants exercices de contorsionniste et pour garantir aux citoyens et aux cultes eux-mêmes un cadre plus clair.
Tribune par Elie WEISS, Avocat au Barreau de Paris, Cabinet BRIARD, Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation
[1] CJUE, 14 mars 2017, C-157/15, Achbita, Centrum voor Gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding / G4S Secure Solutions.
[2] CEDH, Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, 10 janvier 2017, n° 29086/12
[3] Article L1311-2 du code général des collectivités territoriales.
[4] Conseil d’Etat, 30 mars 2007, Ville de Lyon, n° 304053
[5] Conseil d’Etat Assemblée, 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et autres
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