Le 4 mai 2017, sur le recours d’une personne intersexuée, la Cour de Cassation a décidé de maintenir la distinction binaire des sexes à l’état civil, jusqu’ici communément admise. Philippe Reigné, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), prend part à cette réflexion sur l’intersexuation et l’état civil.
Vincent Guillot, co-fondateur de l’Organisation internationale des intersexes (OII), témoigne dans un reportage produit par Arte : « j’ai eu conscience très tôt que je n’étais ni un garçon ni une fille [1] ». Comment trouver sa place et son identité dans la société, lorsque l’on ne se reconnaît dans aucune des deux catégories de sexe ? Sans grande surprise, le 4 mai 2017, la Cour de cassation a affirmé, sur le recours d’une personne intersexuée, que la mention « sexe neutre » ne pouvait pas être inscrite à l’état civil français.
L’intersexuation est définie par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe comme un terme générique qui regroupe l’ensemble des personnes qui, « compte tenu de leur sexe chromosomique, gonadique ou anatomique, n’entrent pas dans la classification établie par les normes médicales des corps dits masculins et féminins »[2]. Le rapport des sénatrices Maryvonne Blondin et Corinne Bouchoux du 21 février 2017 a pour objectifs de lever un tabou et de lutter contre la stigmatisation des personnes intersexuées[3]. Leur travail a mis en évidence qu’il n’existe aucune statistique complète et fiable sur le nombre exact de naissances d’enfants intersexués.
À l’état civil, il n’y a que deux cases à cocher : masculin ou féminin. Toutefois, des traitements hormonaux ou chirurgicaux sont souvent pratiqués afin de faire entrer les nouveau-nés intersexués dans la binarité ; la France a d’ailleurs été critiquée sur ces pratiques, notamment par le Comité contre la torture de l’Organisation des Nations-Unies [4].
Dans quelle mesure la binarité sexuée légalement établie est-elle un obstacle à la liberté de définir son appartenance sexuelle, qui est, selon la Cour européenne des droits de l’homme, l’un des éléments les plus essentiels du droit à l’auto-détermination [5] ?
Une loi silencieuse
L’article 57 du Code civil dispose que l’acte de naissance doit contenir le sexe de l’enfant. Selon la jurisprudence, « tout individu, même s’il présente des anomalies organiques, doit être obligatoirement rattaché à l’un des deux sexes, masculin ou féminin, lequel doit être mentionné dans l’acte de naissance » (Cour d’appel de Paris, 18 janvier 1974).
Le législateur ne considère pas l’hypothèse où le sexe de l’intéressé ne peut pas être déterminé avec précision à titre définitif. La circulaire du 28 octobre 2011 admet qu’aucune indication sur le sexe ne soit portée sur l’acte de naissance du nouveau-né, dès lors que le sexe peut être déterminé dans un délai d’un ou deux ans à la suite de traitements « appropriés ». Philippe Reigné précise encore que la loi de modernisation de la justice du 21e siècle, qui a assoupli les conditions de modification de la mention du sexe à l’état civil, n’a pas traité de la question de l’intersexuation.
Une binarité sexuée réaffirmée
Rappel des faits : À sa naissance, une personne intersexuée a été inscrite à l’état civil comme étant de « sexe masculin ». À l’âge de 63 ans, elle a demandé la rectification de son acte de naissance, afin qu’y soit portée la mention « sexe neutre » au lieu de « sexe masculin ».
Cette personne a exposé qu’il était impossible de déterminer son sexe à la naissance et n’avoir connu, par la suite, aucun développement sexuel, de sorte qu’elle ne peut être identifiée ni comme homme ni comme femme. Elle se définit comme « intersexe », « ni homme, ni femme ». |
Rappel de la procédure : Dans une décision du 20 août 2015, le Tribunal de grande instance de Tours avait ordonné que la mention « sexe neutre » soit substituée à celle de « sexe masculin ». Toutefois, la Cour d’appel d’Orléans, le 22 mars 2016, n’a pas retenu cette solution, considérant que la législation en vigueur ne prévoit pas d’autre mention que « sexe féminin » ou « sexe masculin » et qu’admettre la requête présentée « reviendrait à reconnaître, sous couvert d’une simple rectification d’état civil, l’existence d’une autre catégorie sexuelle, allant au-delà du pouvoir d’interprétation de la norme du juge judiciaire et dont la création relève de la seule appréciation du législateur ». |
La mention « sexe neutre » peut-elle être inscrite sur les actes de l’état civil ? C’est la première fois que la question était posée à la Cour de cassation. Celle-ci y répond par la négative. Cette décision était prévisible au regard de la loi française et ne surprend pas Philippe Reigné.
Selon lui, la solution la plus satisfaisante du point de vue du droit européen des droits fondamentaux serait la suppression de la mention du sexe sur les registres de l’état civil ; elle serait de surcroît plus simple que l’ajout d’une troisième mention. Toutefois, ce changement supposerait une modification des règles d’établissement de la filiation, ce qui soulève à la fois des questions juridiques et politiques. Philippe Reigné suggère aussi une approche purement casuistique inspirée de la Common law. C’était d’ailleurs, sans doute, la logique de la décision du Tribunal de grande instance de Tours, qui avait à la fois ordonné la modification de l’acte de naissance et affirmé ne pas reconnaître l’existence d’une troisième catégorie de sexe eu égard à la rareté de la situation dans laquelle la personne requérante se trouvait. Le Tribunal de Tours avait ainsi relevé que le requérant était stérile, de sorte que le changement d’état civil n’aurait eu aucune incidence dans le domaine de la filiation.
Le droit à l’autodétermination sexuelle revendiquée
Les opérations chirurgicales ou les traitements hormonaux irréversibles, pratiqués sur des enfants en bas âge afin que ceux-ci s’identifie au sexe féminin ou masculin, sont en contradiction avec le droit à l’autodétermination sexuelle affirmé par la Cour européenne des droits de l’homme.. Vincent Guillot dénonce ces pratiques, les qualifiant de « véritables mutilations », ne permettant pas nécessairement une identification conforme à la binarité.
D’après Philippe Reigné, ces opérations s’expliquent par une pression sociale forte poussant à une normalisation des corps. En effet, la société attend que les parents annoncent que leur nouveau-né soit une fille ou un garçon. Il estime que la France serait très certainement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, si un recours était formé sur le fondement du droit à l’autodétermination au regard de l’importance de ce droit. À l’en croire, ces traitements, hormonaux ou chirurgicaux, très souvent irréversibles, sont inappropriés. Il est convaincu que l’enfant, parvenu à l’âge de raison, doit participer pleinement à ce choix.
Par ailleurs, le Comité des droits de l’enfant de l’Organisation des Nations Unies a émis, le 29 juin 2016, des critiques à l’égard de la France portant sur les interventions pratiquées sur les enfants intersexués sans leur consentement. Il demande, de manière constante, que l’enfant soit entendu et donne son consentement éclairé dans les décisions qui le concernent. Dans la même logique, le rapport sénatorial, précédemment cité, formule une recommandation pour que, sur la base de la présomption de discernement, l’enfant soit associé par les équipes médicales à toute décision, dans la mesure du possible.
Au-delà des difficultés juridiques que représenterait la création de la catégorie « sexe neutre », la pression légale et sociale ne devrait pas faire obstacle à l’exercice du droit à l’auto-détermination sexuelle. À l’instar de l’Allemagne, on pourrait s’abstenir de mentionner le sexe des enfants intersexués sur leur acte de naissance ou adopter la méthode du « cas par cas » pour aboutir à une meilleure reconnaissance sociétale. De quoi rappeler l’un des questionnements du philosophe Michel Foucault : « Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? »
- P. Reigné, « La notion juridique de sexe», in E. Peyre et J. Wiels (sous la direction de), Mon corps a-t-il un sexe ?La découverte, 2015
- Reigné, « Sexe, genre et état des personnes», Semaine juridique, édition G, 2011, étude 1140
[1] http://info.arte.tv/fr/france-netre-ni-fille-ni-garcon
[2] Droits de l’homme et personnes intersexes, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Document thématique, juin 2015, p. 13.
[3] Rapport d’information sur les variations du développement sexuel, Doc. Sénat, n° 441 (2016-2017) ; http://www.senat.fr/rap/r16-441/r16-4411.pdf
[4] Observations finales concernant le septième rapport périodique de la France, 4 juin 2016.
[5] Cour européenne des droits de l’homme, 10 mars 2015, Y.Y. c. Turquie.
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