Hommage à Yoland Bresson
Julien Dourgnon doit son intérêt pour le revenu universel à l’un de ses anciens professeurs d’université aujourd’hui décédé, Yoland Bresson, qu’il qualifie de « plus grand théoricien du revenu universel en France ». Ce dernier, qui fut économiste et professeur de sciences économiques à Paris XII et à Abidjan, fonda en 1985 l’Association pour l’instauration du revenu d’existence (AIRE). Selon Dourgnon, trois de ses ouvrages sont essentiels pour comprendre sa pensée du « revenu d’existence » : Le capital-temps (1977), L’Après-salariat (1984) et Le partage du temps et des revenus (1994). À travers son livre, et bien que leurs idées soient parfois divergentes, l’auteur a souhaité « lui rendre hommage ». Il explique que Bresson choisit de s’appuyer sur la valeur « temps » plutôt que sur la valeur « travail ». Pour lui, le niveau de productivité globale d’un pays serait d’origine sociale : puisqu’on ne peut pas mesurer la contribution de chacun d’entre nous à cette productivité globale, tous les citoyens seraient des ayant droits de cette valeur ajoutée, qu’il faudrait alors redistribuer de manière égale à chacun.
Les limites du capitalisme salarial
Si l’auteur défend les bénéfices du revenu universel, c’est parce qu’il fait le constat de l’échec de ce qu’il nomme le « capitalisme salarial ». D’après lui, si le salariat a toujours existé, il représentait auparavant une forme d’emploi minoritaire. Aujourd’hui, il serait devenu majoritaire, voire « monopolistique ». Or, pour Julien Dourgnon, ce système a atteint certaines limites :
- La limite de la promesse d’intégration sociale. Le capitalisme salarial promettait l’intégration sociale. En échange de la soumission à sa hiérarchie, l’individu se voyait offert l’inclusion : « la subordination contre la sécurité ». Aujourd’hui, Julien Dourgnon constate toujours une action de subordination de la part des salariés, mais de moins en moins de sécurité.
- La limite des gains du progrès technique sur l’emploi. Le progrès technique doit, à terme, produire plus d’emplois qu’il n’en détruit. Mais pour que cette causalité fonctionne, il faut qu’il y ait un déversement de la richesse créée par le progrès technique vers le plus grand nombre. Sans cela, il n’y a pas de demande de services nouveaux, donc pas d’emplois créés. Selon l’auteur, les gains du progrès technique seraient captés uniquement par un petit groupe de personnes, ce qui gênerait le déversement. Le revenu universel serait, de ce point de vue, un outil de diffusion des gains productifs.
- La limite de la croissance soutenue indéfinie. Le capitalisme salarial ne fonctionne que si la croissance économique est soutenue. Or, une incertitude de plus en plus grande s’installe concernant notre capacité à la faire perdurer. À cela s’ajoute la nouvelle contrainte du développement durable, qui oblige à produire plus tout en utilisant le moins d’énergie possible. La réussite de ce projet demeure également incertaine.
- La limite de la consommation émancipatrice. Si la consommation a été, par le passé, un levier d’émancipation, notamment à travers l’équipement des ménages, on observe aujourd’hui une décorrélation entre surplus de consommation et bien-être. L’auteur va jusqu’à évoquer la « prolétarisation du consommateur », reprenant l’expression du philosophe Bernard Stiegler.
- La fragilisation de la protection sociale. Le régime de protection sociale était originellement fondé sur le plein-emploi. Mais la France connaît un « sous-emploi chronique depuis 40 ans » qui s’accompagne d’une précarisation de sa population. Des aides qui devaient être de courte durée et peu fréquentes sont devenues des outils insatisfaisants mais permanents de gestion de la population active.
Temps du travail, temps du loisir
D’après Julien Dourgnon, le capitalisme salarial ne connaît que deux temps sociaux : celui du travail et celui du loisir. Autrement dit, tout ce qui échappe à l’emploi s’apparente à du loisir, même si ce sont des activités qui participent à la vie en société. C’est là que le revenu universel intervient, car il refuse cette catégorisation en deux temps sociaux. Que dire de toutes les activités auxquelles les citoyens s’adonnent et qui ne s’associent ni à un travail rémunéré, ni à de l’oisiveté, mais qui pourtant ajoutent de la valeur à la vie sociale : faire du bénévolat, écrire un blog, emmener ses enfants à leur cours de dessin, être entraîneur de l’équipe de football de son fils, etc. ? Le revenu universel vient réfuter cette identification travail/emploi et emploi/revenu. Il cherche à créer un nouveau canal de revenu. Il n’est pas une allocation mais un revenu socle, garanti et permanent, quand les revenus de l’emploi apparaissent au contraire aléatoires et variables. Il ne s’agit donc pas, pour l’auteur, de prôner la fin de l’emploi, mais de mettre en place une « stratégie d’ouverture du capitalisme salarial » où l’emploi continuera d’occuper une place importante. Le revenu universel permettrait de valider socialement des activités qui se trouvent hors de l’emploi, sans pour autant leur donner un prix de marché. Julien Dourgnon résume la démarche par la formule suivante : « Aller d’une société de plein emploi à une société de pleine activité ».
L’auteur considère également que le capitalisme salarial véhicule une corrélation, dans l’imaginaire collectif, entre emploi et estime de soi. Comme s’il fallait avoir un emploi pour commencer à s’aimer. Il se demande alors comment supporter une société où « un tiers des individus ne se sentent pas intégrés à la vie sociale » (chômeurs, « halo » du chômage, précaires, etc.), comme l’explique l’économiste et directeur de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) Xavier Timbeau, s’appuyant sur les données de l’INSEE (Institut national de la Statistique et des Études économiques). À ceux qui pensent que le revenu universel détruirait le travail, Julien Dourgnon répond que le travail est aujourd’hui en train d’être détruit : soit on nous oblige à l’accepter, soit on nous empêche d’y accéder. Le revenu universel serait alors une manière de redonner de la valeur au travail en permettant aux citoyens d’avoir la liberté du choix.
Mise en œuvre et financement
L’auteur rappelle le caractère fondamental de l’universalité d’accès au revenu universel, qui serait un droit. Tout citoyen percevrait la même somme, et ce « au nom de la communauté et de la non-stigmatisation ». Le but serait de sortir de la logique de l’assistance, puisque le revenu universel n’est pas un revenu solidaire mais un revenu « de communauté » : toutes les aides qui feraient doublon seraient ainsi supprimées (allocations familiales, Revenu de solidarité active, etc.). Seul le triptyque, intouchable, des allocations contributives – chômage, santé, retraite – serait conservé. Julien Dourgnon rappelle que le revenu universel n’est pas seulement une mesure de pouvoir d’achat : l’objectif est de remplir une promesse d’inclusion et de partage des gains du progrès technique.
Pour financer une amorce « en douceur » du revenu universel, l’auteur choisit de s’intéresser au « capital cristallisé dans le « stock » du patrimoine mobilier et immobilier ». Il s’agirait donc de mettre en place un impôt progressif sur le patrimoine net de dette. Ce dernier est tellement concentré que, selon lui, une redistribution importante serait engendrée. Cela impliquerait de supprimer la taxe foncière et l’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune). Intervenir sur le patrimoine est significatif : pour lui, le revenu universel doit devenir un socle de prévoyance, et plus seulement pour ceux dont les parents possèdent du patrimoine. Il ne s’apparente pas à une nouvelle dépense de l’État puisqu’il est automatiquement redistribué. D’après Julien Dourgnon, il devrait être inscrit dans le droit constitutionnel afin de devenir un « nouveau pilier de l’ordre public social ».
L’auteur est parfaitement conscient des risques que comporte le revenu universel. Il le définit comme un « objet politique en soi » qui « recouvre des intérêts divergents, de la gauche à la droite de l’échiquier ». Mais si les possibilités de détourner l’outil sont multiples, il croit en la présence des forces sociales, garde-fous du bien-commun.
Revenu universel. Pourquoi ? Comment ?
Julien Dourgnon
Éditions Les Petits Matins
Coll. Politiques de la transition
En coédition avec l’Institut Veblen
128 pages
12 €
Parution le 9 février 2017
Photo en une : © Margot L’Hermite.