Un entretien avec Alban Martin
Vice-président du Social Media Club France, maître de conférence associé au Celsa Paris IV Sorbonne
Dans quelle mesure les nouvelles technologies ont-elles bouleversé notre rapport à la démocratie ?
Le numérique a surtout agrandi l’espace public traditionnel (médias, presse écrite, radio, télé, etc.) et libéré la prise de parole. Les outils internet fonctionnent sur un mode totalement différent et ne filtrent pas les opinions publiées, faisant émerger de nouveaux sujets de conversation et des personnalités jamais vues jusqu’alors. Si la population peut désormais se faire entendre d’une manière différente, certains messages relèvent plutôt du commentaire privé et provoquent une « explosion » d’avis qui noie parfois les informations plus institutionnelles. Mais c’est justement cette vitalité qui a profondément métamorphosé le rapport à la démocratie, la liberté d’expression représentant le contre-pouvoir citoyen entre deux élections. Chacun a toujours eu le droit à la parole, mais la donne actuelle propulse les opinions dans l’espace public sans les filtrer, les rendant donc moins attendues et moins maitrisables.
Qu’en est-il des hommes politiques ?
II est certain que les candidats rencontrent plus de difficultés à saisir l’opinion publique, devenue plus volatile et moins reflétée par les Unes des journaux. Autrefois, il suffisait de lire la presse pour connaître les sensibilités de son électorat, alors qu’aujourd’hui les sources traditionnelles se retrouvent quelque peu neutralisées par cette profusion de parole.
Contrairement aux citoyens qui se sont depuis longtemps appropriés le numérique, notamment à travers les réseaux sociaux, les partis semblent encore en retard sur son utilisation. À quoi tiennent ces difficultés ?
Les partis fonctionnent de manière très pyramidale et font émerger un leader avec des mécaniques différentes de celles utilisées par les médias sociaux, où la prise de parole ne repose pas sur un statut mais sur la qualité des propos. En politique, c’est un peu l’inverse : le candidat pourra ou non accéder au devant de la scène en fonction de son cursus, des liens et des intérêts qu’il a su tisser en amont. Si le système partisan n’est pas le plus démocratique qui soit, tel qu’il a été institué, la méritocratie pourrait bien mettre à mal sa raison même d’exister.
Dans votre livre « Égocratie et Démocratie », vous affirmez que le cadre politique doit être rénové. Sur quels fondements ?
Le manque de concordance entre l’espace numérique et la politique résulte de l’impossibilité d’insuffler, du jour au lendemain, des modes de fonctionnement d’inspiration de démocratie directe dans un système fondamentalement représentatif. La Ve République n’a pas prévu de mesure permettant aux citoyens non élus de faire émerger des idées, et ce ne sont pas les réseaux sociaux qui vont modifier son fonctionnement en profondeur sans modification des règles constitutionnelles. Et si les hommes politiques français ont su intégrer les outils numériques pour faire du « personal branding », l’utilisation qu’ils en font reste bien en deçà de celle des Anglo-saxons.
Ces outils ont par ailleurs poussé à l’extrême l’expression individuelle des opinions. Sont-ils compatibles avec la mise en commun des idées, notamment au sein des mouvements politiques ?
Oui, car cette mécanique de création du bien commun sur la toile vise d’abord à partager les ressources plutôt que la synchronisation des agendas de toutes les personnalités, comme c’est souvent le cas dans les partis. À l’heure d’internet, chaque « structure chapeau » regroupe des individus qui ont déjà combiné leurs talents et leurs productions avant de définir leur mode de fonctionnement pour avancer ensemble. Aujourd’hui, cette auto-organisation promue par les médias sociaux est bien plus à même de démultiplier la création du bien commun à grande échelle, que le système partisan qui nécessite davantage de concordance, de temps et de ressources.
Internet a aujourd’hui le pouvoir de légitimer comme de décrédibiliser un candidat ou un gouvernement : peut-on parler d’une inversion de pouvoir ?
Pierre Rosanvallon appelle ce phénomène la « contre-démocratie ». Internet est devenu un nouveau tribunal : qu’elles relèvent du domaine public ou privé, les actions des hommes politiques sont désormais passées au crible de l’opinion citoyenne. Les outils d’investigation et la mémoire numérique que représentent les moteurs de recherche (sur les prises de paroles notamment) placent les internautes en position de juge bien plus qu’auparavant ! Sachant qu’une enquête à charge dégrade toujours la réputation d’un candidat, la gravité des faits peut même le rendre inéligible. Vu sous cet angle, les nouvelles technologies ont effectivement amené un rééquilibrage des pouvoirs entre le citoyen et l’homme politique.
Assiste-t-on à l’avènement d’un nouvel espace civique à conquérir ?
Il faudrait pour cela bénéficier d’une identité civile numérique, fonctionnant sur le même principe que celle utilisée aujourd’hui pour le paiement des imports en ligne. Une concertation de qualité avec l’État sur différents sujets, via des forums par exemple, implique que l’internaute ait un poids réel qui puisse dépasser celui de l’anonymat s’il le souhaite.