Brigitte Grésy, Secrétaire générale du Conseil supérieur pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, explore les liens entre inégalités et sexisme en entreprise. Dans son dernier ouvrage « Le sexisme au travail, fin de la loi du silence ? » elle dresse un état des lieux et organise la résistance face à un fléau sous-estimé. Entretien.
Qu’appelez-vous la « tragédie des 20 % » ?
Les femmes représentent plus de la moitié de l’humanité et 53% du corps électoral français. Pourtant, les inégalités femmes-hommes demeurent fortes et leurs chiffres curieusement bloqués autour des 20%. On compte seulement 28% de femmes au Parlement. On constate un écart de rémunération moyenne brute annuelle de 28%, entre les hommes et les femmes salariés. À la télévision, seuls 20% des experts interrogés sont des expertes. Réciproquement, en moyenne, les hommes ne représentent que 20% des salariés à temps partiel et ne prennent en charge que 20% du temps domestique.
La mise en place de quotas serait-elle une solution efficace ?
Ces chiffres peuvent en effet être mis en échec si une loi intervient. En ce qui concerne la parité dans les conseils d’administration, on atteindra bientôt de meilleurs résultats grâce à la loi Copé-Zimermann. Cette dernière oblige certaines entreprises d’au moins 500 salariés à compter au moins 40% d’administratrices, depuis le 1er janvier 2017. Aujourd’hui, dans les entreprises non visées par la loi, on stagne autour de 28%.
Lorsqu’on met en place de véritables quotas, soit des objectifs chiffrés de progression avec sanction, la parité est assurée. C’est le cas pour les élections municipales. En revanche, si on peut se soustraire à un quota en payant, son efficacité est nettement diluée.
« Aujourd’hui, dans les entreprises non visées par la loi, on stagne autour de 28% de femmes dans les Conseils d’administration. »
Peut-on tout de même noter des progrès en termes d’égalité ?
Bien sûr, des progrès forts qu’il faut souligner. Le taux d’activité des femmes entre 25 et 49 ans atteint tout de même 83%. Le nombre de femmes cadres dans les entreprises a augmenté de 150% en vingt ans. Du point de vue de la formation initiale, plus de 2/3 des diplômés du troisième cycle sont des femmes.
On constate des progrès notoires mais à côté de ça des inégalités fortes se maintiennent, voire des régressions. Si le taux d’activité global des femmes est bien de 83%, pour son équivalent temps plein il n’a pas bougé depuis les années 1990. Cela signifie que les femmes rentrent souvent sur le marché du travail à temps partiel.
Justement, est-ce que la surreprésentation des femmes à temps partiel peut expliquer l’écart de rémunération entre les sexes ?
Les 27% d’écart de rémunération peuvent en effet s’expliquer par plusieurs éléments : les femmes sont nombreuses en temps partiel et en CDD, n’occupent pas les mêmes emplois que les hommes, sont souvent dans des secteurs moins rémunérateurs et les grossesses peuvent réduire leur niveau d’expérience. En revanche, les femmes sont en général plus diplômées que les hommes, donc le capital humain pourrait ici jouer en leur faveur.
Si on exclue tous ces facteurs, qu’on compare les rémunérations et les primes d’un homme et d’une femme à poste, expérience et diplômes égaux, on obtient tout de même un écart salarial inexpliqué de l’ordre de 9%. On appelle cela la discrimination systémique. Un diplôme de femme vaudrait sur le marché du travail moins cher qu’un diplôme d’homme : une constatation qui s’aggrave à mesure qu’une femme prend de l’âge.
Par quoi s’explique cette discrimination systémique ?
Ce noyau dur résiduel pourrait s’expliquer par des stéréotypes de sexe. Par exemple, considérer que les femmes sont des « agents à risque » à cause de leurs enfants : elles seraient moins disponibles ou moins mobiles, pourraient s’absenter pour une grossesse… On attache au portrait de la femme tout un tas de stéréotypes, qui a une incidence sur sa paie.
L’Islande a annoncé le 8 mars vouloir adopter une loi interdisant les inégalités de salaires. Pourquoi la France n’en est-elle pas là ?
Il ne faut pas minimiser l’arsenal législatif français. Nous avons déjà une loi qui oblige les employeurs à signer avec les partenaires sociaux un accord sur l’égalité, qui comprend un indicateur sur les rémunérations. S’ils ne parviennent pas un accord, un plan unilatéral de l’employeur doit être mis en place. En l’absence d’accord ou de plan, une sanction pouvant aller jusqu’à 1% de la masse salariale est prévue.
« Il ne faut pas minimiser l’arsenal législatif français. »
En Islande, le nombre d’entreprises et limité, ce qui permet un contrôle beaucoup plus aisé. En France, c’est plus difficile. Pas même la moitié des entreprises françaises ne sont parvenues à un accord sur l’égalité. Depuis une dizaine d’année, les chiffres ont augmenté par peur de la sanction, mais 100% des entreprises ne sont pas encore engagées. Mais comment contrôler ?
Un autre problème est qu’il est très difficile pour une entreprise d’identifier l’écart de rémunération : deux profils sont-ils vraiment semblables ? Les personnes concernées ont-elles un diplôme comparable, la même expérience ? Chacun compte comme il veut. L’une des pistes de travail serait d’aider les entreprises à déterminer, sur un modèle identique, ce qu’est un écart de rémunération.
Au-delà du cadre législatif, comment peut-on expliquer le maintien de ces inégalités ?
On observe un vrai paradoxe. D’un côté, nous jouissons de politiques publiques résolument tournées vers l’égalité et la modernité. De l’autre, on constate le maintien d’un archaïsme fort fondé sur des stéréotypes de sexe. Une logique binaire qui mène à un traitement différencié, voire à une infériorisation systématique des femmes.
Dans le milieu du travail, vous condamnez l’utilisation des termes « blagues potaches » ou « dragueur un peu lourd » lorsqu’on parle en réalité de sexisme. Quels sont les risques à utiliser un mot plutôt qu’un autre ?
Le langage est extrêmement important. Il dit le monde et permet de situer les individus les uns par rapport aux autres. Du langage peut se dégager du respect ou au contraire de l’intrusion. Il y a une tendance, notamment en France, à ce que les blagues sexistes soient considérées comme peu de choses. Une grande confusion perdure entre humour, indispensable dans un collectif de travail, amour, qui arrive parfois, et puis la blague ou la séduction sexistes. Dans ce dernier cas, on glisse dans un univers unilatéral où une personne impose sa blague à une femme qui n’en veut pas. Elle se retrouve ensuite dans une situation impossible : rire ou ne pas rire. Si elle rit, ce serait comme cautionner le sexisme. Si elle ne rit pas, elle peut être vue comme caractérielle, frustrée ou autre.
« Une grande confusion perdure entre humour, amour, et séduction sexiste. »
Il est donc très important d’appeler les choses par leur nom : une blague sexiste n’est pas une blague de potache formulée par un homme qui aime les femmes. C’est du sexisme, commis par un homme qui tente d’inférioriser une femme, parce que c’est une femme. Il est clair que dans le milieu du travail, il y a une tolérance au sexisme plus grande que la tolérance au racisme ou à l’homophobie. Un sexiste peut être vue comme « juste macho ». Ce qui est presque élogieux : « c’est un vrai homme » pense-t-on ! On pardonne, on déculpabilise. L’enjeu est de définir et de dénoncer ces actes, prohibés au travail.
Comment tracer la limite entre humour et sexisme ?
C’est très complexe car chaque individu a un seuil de tolérance différent. On est dans le domaine du ressenti : si une femme ressent une blague comme étant sexiste, elle est sexiste. À cela s’ajoute un coût de la dénonciation plus fort que le coût de l’acceptation. Si on dénonce, on aura une étiquette qui va nous coller à la peau : féministe aigrie ou autre. Alors les femmes se résignent. Acceptent. Et comme il y a un problème d’image de soi, car on sort humilié du sexisme, on euphémise. On blanchit. « Mais non, c’était gentil » ou « c’est parce qu’il m’aime bien ». On a une façon – par le langage – de transformer l’agissement sexiste en un acte quasiment bienveillant, afin de pouvoir survivre à l’attaque. C’est pour ça qu’il faut dénoncer ces actions, pour que les femmes puissent mieux identifier dans leur expérience ce qui relevait en fait du sexisme, et qu’elles ont minimisé sur le coup.
« Les femmes ont une façon – par le langage – de transformer l’agissement sexiste en un acte quasiment bienveillant, afin de pouvoir survivre à l’attaque. »
Quel lien établissez-vous entre sexisme d’une part, harcèlement et agressions sexuelles d’autre part ?
Le sexisme, au sens large, couvre tout un spectre. Il va de l’acte le plus anodin, qu’on appelle le sexisme ordinaire, en passant par la discrimination, le harcèlement sexuel, jusqu’à l’agression sexuelle et le viol. Cela couvre toute une chaîne, à la fois civile et pénale.
Le sexisme ordinaire est-il répréhensible ?
Oui, la loi Rebsamen de 2015 vient de l’épingler dans le Code du travail sous le terme « d’agissement sexiste », défini comme « tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. » L’interpellation familière, l’incivilité, le mépris ou le sexisme lié à la maternité en ferait donc partie.
L’agissement sexiste a aussi été intégré au devoir de prévention de l’employeur et aux travaux des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). C’est une petite révolution.