L’accord du 14 juillet 2015 entre les grandes puissances et Téhéran, accord visant à limiter la prolifération nucléaire au Moyen-Orient, prélude à un nouveau partage de la région entre l’Iran, la Turquie et Israël. Conclus, il y a près d’un siècle, les Accords secrets Syke-Picot du 16 mai 1916 qui partageaient le Moyen-Orient entre Britanniques et Français ont vécu. L’éviction de ces derniers de la région était devenue inévitable après la seconde guerre mondiale.
Les Américains et les Soviétiques assurèrent la relève des Britanniques et des Français au Moyen-Orient jusqu’à ce que le président George W. Bush présumant de ses forces mène en 2003, treize ans après son père, une seconde guerre contre l’Irak, sans l’aval des Nations unies. Ce conflit mal mené et ses conséquences mal gérées ont précipité l’Irak dans le chaos et entraîné de sérieux bouleversements politiques au Moyen-Orient. Le grand vide créé par la chute de Saddam Hussein a déclenché une guerre civile et conforté deux puissances régionales traditionnelles : l’Iran et la Turquie. Les réalités culturelles, religieuses et ethniques gommées durant plusieurs décennies ont confirmé la fragilité voire l’effacement des frontières héritées de la colonisation.
Les chiites unis et les sunnites divisés
En Iran, les ayatollahs reprenant la stratégie du shah ont joué de leurs liens avec les communautés chiites, y compris arabes, pour étendre leur influence hors de leurs frontières. L’Iran a ainsi gagné à sa cause les minorités chiites réparties dans plusieurs pays du Moyen-Orient : Arabes en Irak, alaouites en Syrie, houthis au Yémen et en Arabie, population de Bahrein, Hezbollah au Liban, le quart de la population du Pakistan et quelques tribus kurdes…
Les excès des ultraconservateurs iraniens et de leurs alliés irakiens ont suscité l’hostilité des sunnites, notamment des partisans du défunt Saddam Hussein, et facilité la création de l’État islamique de Raqqa en Syrie dont les dirigeants ont pour ambition de recréer le califat de Bagdad.
Le renforcement des réformateurs en Iran n’a guère apaisé les craintes des États sunnites au premier rang desquels l’Arabie séoudite. Aussi cette dernière soutient-elle les djihadistes du Front Al-Nosra qui combattent l’armée du président Bachar el-Assad, et limite-t-elle ses attaques à la partie syrienne du califat.
Quant à la Turquie, elle concentre ses bombardements contre les nationalistes et les communistes kurdes au risque de provoquer une guerre civile et combat avec réticence le califat qu’elle considère comme un allié objectif contre le régime syrien.
Prudence des États-Unis
Face à cette situation instable et confuse, Barack Obama tente d’effacer les erreurs stratégiques de George W. Bush au Moyen-Orient. Il a fait comprendre aux Européens et aux dirigeants du Moyen-Orient qu’ils doivent désormais régler leurs propres erreurs et leurs propres crises, y compris l’afflux de réfugiés. Il cherche à établir des relations confiantes avec la Russie et l’Iran, mais se heurte au puissant lobby militaro-industriel américain soutenu par ceux qui, dans le monde, regrettent la guerre froide.
Pour le chef de l’Exécutif américain, le risque majeur n’est plus en Europe ni au Moyen-Orient. L’exploitation du gaz de schiste a mis les États-Unis à l’abri d’une crise énergétique. Pour Obama, le risque se trouve en Extrême-Orient : risque commercial car le marché asiatique, notamment chinois, reste en expansion malgré un ralentissement de sa croissance ; risque financier car la Chine accumule les bons du Trésor américain ; risque militaire car Pékin poursuit son effort de guerre pour protéger ses voies de communication…
Ni les Russes, ni les Américains, ni les Européens n’ont intérêt à une extension du conflit du Moyen-Orient.
L’accord nucléaire imparfait conclu avec l’Iran permet d’envisager un règlement global au Moyen-Orient. Comme les Européens, Obama mise sur la levée de l’embargo pour favoriser une libéralisation du régime iranien.
Espoir de libéralisation mais méfiances régionales
Le succès d’une telle politique dépend de considérations intérieures à l’Iran et des réactions des puissances régionales inquiètes du retour de l’Iran sur la scène internationale. Les industriels européens et américains se précipitent à Téhéran où ils sont accueillis avec une grande bienveillance. Le pays a été durement frappé par les sanctions internationales. Toutefois le déclin politique des conservateurs n’est pas garanti, car d’une part ils ont pris le contrôle des principales grandes sociétés, d’autre part leurs milices et leurs forces paramilitaires restent le fer de lance de la politique extérieure.
C’est pourquoi les conséquences régionales de l’accord conclu avec les Iraniens restent encore incertaines.
Avec la Turquie, Téhéran applique un accord tacite sur la question kurde. Les Iraniens ne souhaitent pas que cette communauté ethnique de quelque 30 à 35 millions de personnes (dont six millions sont établis sur leur propre territoire) intervienne partout hors d’Irak. Or, le déclin politique du parti islamo-conservateur turc a contraint le président Recep Tayyip Erdogan à former une coalition historique avec le parti kurde, c’est-à-dire avec le représentant d’une communauté de 12 à 15 millions de personnes (plus de 15% de la population) qui réclame depuis des décennies des droits égaux.
Toutefois les différends persistent entre les deux pays sur l’avenir du régime syrien et sur le Hezbollah libanais qui le soutient militairement.
Avec l’Arabie, Téhéran se veut rassurant malgré son soutien aux rebelles yéménites et l’appui aux revendications politiques de la population chiite de Bahrein.
Les dirigeants séoudiens tentent de calmer le jeu car, comme les Européens, ils ne peuvent plus s’appuyer en toutes circonstances sur leur allié américain. En outre, la diplomatie du chéquier qui consiste à payer ses ennemis pour avoir la paix a montré ses limites.
Le régime est stable. La succession éventuelle de l’actuel monarque semble assurée. En revanche, le bras de fer entre les producteurs de pétrole et de gaz de schiste a entraîné une baisse des cours du brut qui réduit les perspectives économiques et menace le confort des Saoudiens dont 90% ont un emploi dans l’administration. Or, l’économie doit être diversifiée car 300.000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. En outre, le régime peu démocratique et les mœurs encore trop archaïques ont besoin d’évoluer rapidement car une nouvelle génération plus moderniste que la précédente réclame des réformes profondes. Enfin, sur une population de 30 millions, il n’y a que 20 millions de nationaux…
Avec le Liban, Téhéran poursuivra son aide au Hezbollah, devenu le principal auxiliaire de l’armée syrienne. Pour les Iraniens, c’est un moyen de conserver une ouverture sur la Méditerranée et de peser sur les discussions intéressant l’avenir de la Syrie et du Liban.
Avec Israël, les intérêts politiques et économiques sont complémentaires. Les désaccords pourront se résoudre, malgré les déclarations tonitruantes du Premier ministre Benjamin Nétanyahou. Le marché iranien peut, comme à l’époque du chah, redevenir un atout pour les Israéliens. En outre, les Iraniens peuvent modérer l’agressivité du Hezbollah et des Palestiniens, notamment en échange d’un arrêt de la colonisation en Cisjordanie. Bénéficiant du soutien des États-Unis, malgré les rapports quelque peu tendus entre Obama et Nétanyahou, Israël continuera à jouer un rôle important dans la région.
Revirement de la France en Syrie
En Syrie, où se joue le nouveau partage des influences au Moyen-Orient, Téhéran maintient officiellement son soutien militaire et financier au président Bachar al-Assad, mais recherche une solution politique. Les Occidentaux et les Russes comme les pays du Moyen-Orient redoutent un effondrement du régime syrien qui accroîtrait le chaos, entraînerait l’exode des minorités, notamment chrétiennes, et conforterait le califat islamique de Rakka. La France vient de renoncer à une politique d’hostilité farouche au régime syrien qui ne pouvait que renforcer le clan islamiste.
La position de la Russie a également évolué depuis la signature de l’accord limitant le programme nucléaire iranien. De peur de se trouver isolé, Poutine se rapproche des États sunnites. Il a reçu le mois dernier à Moscou le roi de Jordanie et a repris contact avec les Séoudiens et les Égyptiens.
La guerre de Syrie coûte cher à Moscou. Le soutien russe se révèle d’autant plus coûteux que les richesses du pays en hydrocarbures sont fortement entamées par la baisse des cours. En outre, Poutine n’a pas les moyens économiques, diplomatiques et humains de hisser à nouveau la Russie au second rang mondial. Ses gesticulations militaires ne visent qu’à masquer une grave dégradation économique : baisse du PIB de 4,7% prévue en 2015, de la consommation interne de 8%, des salaires de 9,5%, des investissements étrangers de 60%, des réserves de change de 580 à 350 milliards de dollars…
Aussi une transition politique est-elle de plus en plus sérieusement envisagée en Syrie par toutes les grandes puissances et par les puissances régionales.
Les temps ont changé. Le Moyen-Orient des Européens, puis des Américains et des Russes a vécu. La paix est d’autant plus indispensable aujourd’hui que l’instabilité ne profite plus aux Américains, aux Russes et aux Européens, mais aux Chinois et aux Indiens à qui les erreurs de George W. Bush et de ses alliés ont offert un accès à cette région riche en pétrole…