Tant à Washington que dans les capitales européennes, il est convenu d’affirmer que Donald Trump est un béotien qui découvre tout de la politique. Le pronostic le plus fréquent veut que l’on en revienne à des relations à peu près aussi mauvaises qu’elles l’ont été à l’époque de la guerre d’Irak, même si elles se sont (un peu) améliorées pendant l’ère Obama. Ce raisonnement pêche cependant par son caractère péremptoire. Car si la manie des tweets cinglants et les propos provocateurs de Donald Trump changent certainement quelque chose à l’Amérique, nul ne saurait dire en revanche ce qui est susceptible de bouger dans les semaines à venir en France et en Allemagne. Les deux pays piliers de l’Europe se trouvent en effet à la veille d’échéances électorales importantes. Vu de Paris et de Berlin, Marine Le Pen ne paraît pas avoir de chance réelle de s’installer à l’Elysée et le départ éventuel d’une Angela Merkel remplacée par Martin Schulz ne changerait rien à l’équilibre européen. Mais, à Washington, les hypothèses de bouleversements politiques ne sont pas du tout prises à la légère par les experts qui se « couvrent » en envisageant tous les cas de figure. Malgré son phénoménal bagou, Donald Trump risque de se retrouver pendant plusieurs mois sous la coupe des « spécialistes » du fait de sa totale inexpérience des relations internationales. L’approche des dirigeants européens présents et à venir par la Maison-Blanche sera donc prudente, peu confiante et, paradoxalement, plus technocratique qu’elle ne l’aurait été entre des politiques rompus à la diplomatie, cet art laissant toujours une petite place aux complicités personnelles. Pour le meilleur et pour le pire.
S’interroger sur les relations entre les Etats-Unis et l’Europe revient, aujourd’hui, à se poser beaucoup de questions sur l’Union européenne et la zone euro. Les Américains disposent pour leur part d’une visibilité politique à deux ans – jusqu’aux élections législatives du « mid-term » voire quatre si l’on considère la fin du mandat présidentiel. Rien de tel chez nous. Le plus probable est que le match élyséen et les législatives organisées immédiatement après amèneront aux affaires une majorité pro-européenne, quel que soit le socle – droite, gauche, centre – dont elle sera issue. Mais la victoire d’une famille d’idées atteinte d’europhobie ne saurait être tout à fait exclue. Elle bouleverserait la perspective, dans la mesure où l’Europe serait encore moins en situation de parler « d’une seule voix » au président américain qu’elle ne l’a jamais été. On connait la vieille plaisanterie d’Henry Kissinger : « En cas de besoin, c’est quoi le numéro de téléphone de l’Europe ? ». Elle risque fort de connaître une nouvelle actualité, victoire ou non des anti-européens. Car il existe de nombreuses autres inconnues, en plus des incertitudes électorales en France et en Allemagne, dans le paysage communautaire.
Hollande après Junker ?
Le président de l’organe exécutif de l’Union, la Commission dite de Bruxelles, a annoncé qu’il ne briguerait pas un deuxième mandat en 2019. D’où l’élaboration d’un scénario, dans les milieux parisiens dits « bien informés »: aidé par un président français pro-européen et sans hostilité au socialisme (ce qui semble désigner Emmanuel Macron ou Benoît Hamon et exclure François Fillon !), François Hollande pourrait mettre ses pas dans ceux de son maître à penser Jacques Delors en devenant à son tour président de la Commission. Ainsi pourrait-il relancer enfin l’Europe et lancer l’harmonisation économique et financière, notamment au sein de la zone euro, qu’une personnalité comme Jean-Claude Junker, ancien Premier ministre d’un paradis fiscal (le Luxembourg) serait supposée freiner. Ce scénario reste bien sûr une vue de l’esprit reposant sur beaucoup de pré-supposés. On imagine cependant le casse-tête des fonctionnaires du Département d’Etat américain censés résumer en peu de mots de telles subtilités prospectives devant quelqu’un comme Donald Trump !
Plutôt que de s’aventurer dans les schémas prophétiques, mieux vaut donc, pour eux comme pour nous, regarder la vérité en face, même si elle ne présente pas un visage souriant. Prenons le cas de la dette grecque. Les dix-neuf pays de la zone euro n’arrivent pas à s’entendre sur les modalités de versement des sommes liées au dernier plan de sauvetage. Notamment parce qu’Angela Merkel, déjà en difficulté à cause de la question des migrants, ne veut pas être accusée de dilapider les excédents allemands…
Le Fonds Monétaire International multiplie les mises en demeure car il est partie prenante. Ses dirigeants sentent bien que plus l’on va vers les élections et moins l’on joue collectif. Les Etats-Unis ne détestent pas ces situations qui rendent l’Europe moins puissante. Encore qu’il y ait toujours eu deux doctrines chez eux. La thèse de ceux qui veulent une Europe diffuse et peu efficace, donc moins « concurrentielle ». Et puis celle des partisans d’un continent unifié et amie, avec un pouvoir identifié ( le fameux « numéro de téléphone » de Kissinger !). Barack Obama était, surtout en fin de mandat, résolument dans ce camp. Il avait « conseillé », fermement mais en pure perte comme l’on sait, aux Britanniques de ne pas céder aux sirènes du Brexit.
Une impression bizarre
Les questions militaires, de toute façon, finiront par délivrer l’administration Trump et ses interlocuteurs européens de la tentation de l’irréalisme. Il faudra bien décider. On aura vu les lieutenants de Trump, à la mi-février, laisser une impression bizarre à ceux qu’ils ont rencontré – notamment les ministres français Ayrault et Le Drian – lors de leur tournée en Europe. Les « envoyés spéciaux étaient notamment le Secrétaire d’Etat Rex Tillerson, le chef du Pentagone le général Mattis et le gendre du président Jared Kushner. Les propos étaient aimables, dans le style : « nos premiers alliés sont en Europe ». Mais personne n’a pu déceler de contradiction avec les propos officiels de Donald Trump sur « l’obsolescence » de l’OTAN ou sur le fait que « Paris ne serait plus Paris » en raison du terrorisme. Il est difficile en outre de savoir quels sont les rapports de force dans l’entourage de Donald Trump même si l’on devine qu’il n’y a pas forcément consensus sur le maintien des deux grands accords internationaux signés pendant l’ère Obama : le nucléaire iranien et le climat après la Cop 21 de Paris.
Fédérica Mogherini, diplomate en chef de l’UE, s’est rendue est revenue ces jours-ci de Washington avec le sentiment qu’il faudra attendre le mois de mai prochain pour en savoir plus, après une réunion du G7 en Italie et, surtout, le sommet des 28 chefs d’Etat membres de l’Otan à Bruxelles le 25 mai. Donald Trump a annoncé qu’il serait là . On sait déjà qu’il va dire et répéter que les « Européens ne dépensent pas assez pour leur sécurité ». Après cette figure de style destinée à son électorat, le président américain mettra peut-être un peu d’eau dans son vin sous l’influence de certains de ses conseillers. Il serait stupide par exemple de braquer les Allemands alors que, là encore sollicités en tant que « pays riche », ils vont mettre au pot de l’Alliance une participation financière supérieure à celle de la France. La lutte contre le terrorisme sera aussi l’un des grands thèmes et il est possible que Trump demande à ce qu’elle passe entièrement sous le contrôle de l’Otan, perspective à laquelle la France s’oppose.
Mais les gros titres auront trait sans aucun doute à la relation avec la Russie de Vladimir Poutine. Bâtie, en dépit des réticences « gaulliennes » de notre pays, pour protéger l’Europe d’une invasion soviétique, l’Otan a retrouvé une partie de sa raison d’être avec l’affaire ukrainienne et l’annexion de la Crimée par la Russie. Les pays baltes et plusieurs nations issues de l’ancien bloc de l’Est entendent lui voir plus que jamais jouer son rôle de bras armé au service des valeurs démocratiques occidentales. La plupart des Européens redoutent de toute façon « une trop belle entente » entre Poutine et Trump. On n’en est plus, ne serait-ce qu’en raison de la montée fulgurante de la Chine et de l’Asie dans le concert international, au « partage du monde » de style Yalta entre Roosevelt et Staline. Mais la mémoire européenne garde trace de l’indifférence des Etats-Unis et de leurs alliés lorsque l’URSS jetait sa griffe d’ours sur la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Pologne… Ainsi se mesure toute l’importance stratégique, psychologique et économique du prochain sommet de l’Otan du 25 mai. Les Français seront d’autant plus attentifs à la réunion qu’ils y seront représentés par leur nouveau président de la République, élu moins de trois semaines avant.
François Domec
Image en Une:  © Michael Vadon