Ironie des habitudes, le discours de chaque orateur aura pris la même forme. Grand Un : « Non, il ne faut pas supprimer l’École nationale d’administration ». Grand Deux : « Mais il faut la réformer. » Le « Oui/Non, mais… », ou l’archétype du plan de dissertation enseigné à Sciences Po, antichambre officielle de la haute et si discutée ENA.
Cette école, en situation de monopole quant à la formation des hauts fonctionnaires français, a été créée juste après-guerre. Le conseiller du Général de Gaulle Michel Debré avait suggéré au chef du Gouvernement provisoire de créer une école unique pour fournir la crème du pouvoir exécutif. L’objectif était de tordre le cou au népotisme, à la cooptation et aux pratiques de recrutement opaques qui régnaient jusqu’alors. L’ENA prend vie en 1945, sous l’étendard de la méritocratie républicaine. Depuis, trois anciens élèves sont devenus Présidents de la République et de nombreux autres ministres.
Pudeur, pudibonderie ou pruderie ?
Inlassablement pourtant, le débat sur l’efficience de l’ENA rejaillit dans l’espace public. « Le débat que nous avons mis à l’ordre du jour pourrait être considéré comme un marronnier, comme on dit dans le jargon journalistique. Mais je crois qu’il est de ces débats qui sont particulièrement utiles » prévient Jacques Mézard, président du groupe RDSE. Nicole Duranton, des Républicains, abonde : « Cette question est récurrente, considérée parfois et à tort comme un débat accessoire. (…) Critiquer les élites est facile, voire populiste. S’interroger sur leur sélection et leur formation est utile ».
Quels sont alors les reproches formulés à cette école aussi prestigieuse que discutée ? La première pomme de discorde concerne le mode de sélection des futurs élèves. « L’absence de diversité dans le recrutement ne fait plus de doute » pour M. Mézard, bien qu’il concède « quelques heureuses exceptions ». À quelques mètres de lui se trouve justement une de ces fameuses pépites. Yves Détraigne, sénateur apparenté UDI, est un ancien de l’école. Peut-être son plus farouche défenseur parmi les orateurs inscrits ce soir. Il loue la « prime au travail » que permet l’ENA, lui qui est fils d’un « couple de petits agriculteurs, qui n’avaient que leur certificat d’études en poche ».
Le sénateur Détraigne ne fait donc pas partie des 28% de membres des grands corps de l’Etat qui ont eux-mêmes au moins un parent passé par l’école. Les origines modestes sont en effet loin d’être la norme. Le portrait-robot du nouvel admis type est précis. C’est un homme (seul ¼ de la promotion 2016 était féminine), issu d’une préparation suivie à Sciences Po Paris (le cas pour 70% des admis au concours externe de 2016). Les épreuves du concours font toujours la part belle à la culture générale, matière favorisant les candidats bien nés, ayant goûté les belles lettres au biberon.
À l’oral, certaines questions s’éloignent sérieusement des enjeux de l’administration et creusent l’écart. Est citée cette colle déjà posée à un candidat : « Quelle est la différence entre pudeur, pudibonderie et pruderie ? »
« Diarrhée règlementaire »
À l’issue des trois concours (externe, interne et troisième voie), 90 étudiants français et étrangers sont sélectionnés chaque année pour bénéficier des deux ans de formation. Dans cette école dite « d’application », les heureux élus devront effectuer trois stages de plusieurs mois : à l’international, en entreprise ou dans des collectivités. Un classement de sortie sanctionnera leur passage à l’école.
Les grands corps administratifs de l’Etat (le Conseil d’Etat, l’Inspection générale des Finances et la Cour des comptes) seront uniquement accessibles aux 12 à 15 étudiants les mieux classés à la sortie. Jean-Claude Requier (sénateur Radical de gauche) souligne d’ailleurs que l’accès à ces grands corps peut être incohérent avec les compétences de ceux qui les choisissent. Un élève ayant reçu une formation d’économiste peut parfaitement choisir de rejoindre le Conseil d’Etat, à condition que son classement final le lui permette…
On peut aussi se demander si la haute administration peut absorber sans mal l’ensemble des étudiants sortant chaque année de l’école, depuis 1945. Jacques Mézard en doute. Les nombreuses créations d’agences administratives ou de hauts conseils serviraient notamment à « caser » toujours plus de ces énarques. Avec poésie il ajoute : « il en résulte une véritable diarrhée règlementaire au point qu’on a parfois le sentiment que la machine administrative a inventé le mouvement perpétuel ».
Une pantoufle d’or
Comme à Polytechnique et à l’Ecole Normale Supérieure, les élèves de l’ENA sont rémunérés durant leurs années de scolarité. En contrepartie, ils s’engagent à consacrer dix années de leur vie professionnelle au service de l’Etat. C’est ce qu’on appelle « l’engagement décennal ». Pourtant, entre la règle et son application, un fossé s’est creusé.
Les fonctionnaires de catégorie A+, dont le profil est très recherché, peuplent les conseils d’administration des entreprises du CAC 40. Pourtant, ces énarques partant travailler dans le privé ne remboursent presque jamais le montant des rémunérations
qu’ils percevaient à l’ENA (la fameuse « pantoufle », l’équivalent de 1399€ net pendant 27 mois pour ceux qui sont entrés par le concours externe). « Il existe une trop grande porosité entre les sphères publique et privée » déplore Jacques Mézard.
Le procès de ceux qui restent travailler au service de l’intérêt général a aussi été tenu. De l’avis du sénateur Mézard, « la fonction publique devrait se recentrer sur sa raison d’être : exécuter les décisions des élus de la nation. Or, on observe de plus en plus l’inverse » Est alors esquissée l’influence de ces nombreux conseillers de l’ombre, dont le rôle dans les décisions politiques est prégnant.
Coup de pied dans la fourmilière
« À l’approche des élections présidentielle et parlementaires, comme à chaque grand remplacement, nous assisterons à la valse des cabinets ministériels où des énarques seront remplacés par d’autres, avec le même profil » soupire le sénateur Républicain Pascal Allizard.
Certains candidats à l’élection présidentielle souhaitaient pourtant mettre un coup de pied dans la fourmilière. Bruno Le Maire (lui-même un ancien de l’école) souhaitait supprimer l’ENA. Le sénateur LR du Calvados poursuit à ce propos : « De tous les bords politiques, des modernistes – revendiqués comme tels en tous cas – proposent de réformer voire de supprimer l’ENA. La plupart du temps ils en sont eux mêmes issus, et ne l’ont critiqué qu’après avoir tiré profit du statut de haut fonctionnaire et du réseau des anciens élèves ».
En ce qui concerne le « pantouflage », la ministre de la fonction publique Annick Girardin, invitée à exposer son point de vue en fin de débat, a annoncé avoir soumis au Président de la République et au Premier Ministre une proposition de décret obligeant à démissionner de la fonction publique et rembourser le coût de sa formation dans le cas où l’engagement décennal ne serait pas strictement honoré.
Plus largement, la ministre considère que l’ENA doit bien être réformée. Et les choses seraient sur la bonne voie. Une femme est aux commandes de l’école depuis 2012 (Nathalie Loiseau), et pas même issue de ses rangs. Le concours d’entrée a été repensé pour que la motivation et le parcours du candidat soient davantage mis en valeur. Peut-être est-ce le début de la réalisation du vœu formulé par Pascal Allizard : « Je ne pense pas qu’il faille fermer l’ENA, mais bien au contraire l’ouvrir encore plus. »
Image en Une : © Claude Truong-Ngoc.