Les agriculteurs ne pourront pas relever seuls les défis qui sont les leurs. Voici en substance le message que souhaite faire passer Christian Decerle, Président de la Chambre d’agriculture de Saône-et-Loire et éleveur lui-même. Touchés de plein fouet par les campagnes de contrôle des abattoirs et de promotion du végétarisme, les exploitants sont les victimes collatérales de nos nouveaux modes de consommation. Pourtant, depuis vingt ans, M. Decerle voit le soutien de la société aux producteurs s’étioler. Entretien.
Les agriculteurs font plus que jamais face à de graves difficultés : dégradation de leur niveau de vie, solitude… Comment les soutenez-vous ?
Dans des périodes comme celles-ci, nous avons l’impression d’être à la fin d’un Tour de France. Le peloton du monde agricole s’étire péniblement. Si certains conservent la tête, d’autres sont tentés par l’abandon. Il reste des agriculteurs confiants, solides, combatifs, qui font face. Ils jouissent peut-être de plus de réserves morales et financières. Mais le nombre d’exploitants qui décrochent, qui abdiquent, va croissant. « Ne restez pas seuls » : voilà le message que diffuse la Chambre d’agriculture à ceux qui se sentent fragilisés. Des accompagnements existent : économique, organisationnel ou autre. Par exemple, si acheter seul de nouvelles machines est possible, on peut aussi réfléchir à des coopérations entre agriculteurs pour partager ce capital fixe : les échanges s’avèrent régulièrement sources de progrès. Ces réunions sont d’autant plus nécessaires qu’en période de crise, les exploitants sont davantage stressés, sous pression. Leurs premiers réflexes ne sont souvent pas les meilleurs.
Est-ce qu’être agriculteur vous aide dans votre mission ?
Bien sûr. Les agriculteurs supportent mal les pistes de réflexion avancées par des gens qui ne sont pas pétris de réalité. A leurs yeux j’ai une crédibilité, car je connais les défis auxquels ils doivent faire face tout au long de leur vie professionnelle. Mon équipe et moi-même sommes par exemple très attentifs au processus d’installation des jeunes agriculteurs. Nous vérifions pendant leurs cinq premières années que tout se passe bien pour eux. L’écart entre projections et réalité peut être grand, et le ressentir est parfois violent.
Dans quelle mesure de nouvelles pratiques alimentaires, notamment le végétarisme, impactent la production bovine ?
Pour l’instant, nous ne souffrons pas de conséquence économique majeure liée à la baisse de la consommation de viande. Elle n’est pas une explication déterminante dans les difficultés économiques des agriculteurs. Mais nous sentons en revanche que ce fond de critique ne nous est pas favorable et pose question. Les éleveurs se sentent blessés, au niveau moral et émotionnel. Le monde agricole a l’impression d’être montré du doigt.
« Les agriculteurs ont l’impression de faire l’objet d’une inquisition permanente. »
Que ressentent les agriculteurs ?
Le végétarisme est pour eux un sujet assez douloureux, qui touche leur sensibilité. Quelque chose s’est brisé au moment de la crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB, ou épidémie de la « vache folle »), en 1996. Ce fut la rupture d’une relation de confiance qui n’avait jamais failli entre la société civile d’une part, et les agriculteurs et éleveurs d’autre part. A partir de ce moment, les consommateurs ont découvert – assez stupéfaits – qu’on avait recours aux farines de viande et aux déchets d’abattoirs pour nourrir les bêtes. Le consommateur était abasourdi de voir qu’un herbivore pouvait consommer ce type d’aliments. Cette période marqua le début d’une attention nouvelle, critique, de la part des citoyens. Parfois à juste titre, la société civile a pris l’habitude de demander des comptes sur les pratiques agricoles et l’alimentation des animaux. Les remarques que nous entendons sont tantôt fondées, tantôt injustifiées.
Vous le soulignez : ces critiques sont parfois formulées à juste titre. Que reprochez-vous à cette dynamique de rationalisation de la consommation de viande ?
On sent qu’aujourd’hui, une communication assez dure enserre le monde de l’agriculture au sens large. Les abattoirs deviennent des sujets d’actualité, les associations pour la protection du bien-être animal sont très actives. Quant aux agriculteurs, ils ont l’impression de faire l’objet d’une inquisition permanente. Certes une association comme L214 ne vise pas directement les éleveurs, mais de façon incidente ils se sentent tout de même attaqués et touchés. Il faudrait que les métiers des uns et des autres soient mieux compris. Les éleveurs sont des gens passionnés, attentifs à leurs animaux, travaillant parfois nuit et jour, par exemple durant les vêlages. Les exploitations se transmettent souvent de père en fils. L’élevage et le repas de viande rouge fait partie intégrante de notre culture. Lorsqu’on entend qu’elle peut être cancérigène, cela semble à des kilomètres de ce que nous vivons et la manière dont nous la percevons.
« J’espère que les Français ne se réveilleront pas un matin en se demandant pourquoi il n’y a plus de bergers dans les alpages, de fermiers dans les campagnes. »
La forte affluence constatée chaque année au salon de l’agriculture – 619 000 personnes pour l’édition 2017 – n’est-elle pas un signal d’encouragement adressé aux exploitants ?
Absolument, la foule qui se presse à ce salon est en effet un signe positif, qui met du baume au cœur des agriculteurs. Mais cet évènement ne se produit qu’une semaine par an. Il reste toutes les autres.
Quel message souhaitez-vous faire passer à la classe politique ?
Le milieu politique et la société civile ne doivent pas sous-estimer l’agriculture en tant que richesse collective. Elle est aujourd’hui en danger, fragilisée par tout un environnement économique et sociétal. Il faut y faire attention collectivement. Le risque est sinon de perdre des actifs pour toujours. J’espère que les Français ne se réveilleront pas un matin en se demandant pourquoi il n’y a plus de bergers dans les alpages, de fermiers dans les campagnes. On ne peut éternellement engager tant d’énergie, de travail et de capitaux sans gagner notre vie. D’autant plus que sans considération et soutien populaire, la tentation devient grande de changer de métier.
Image à la Une : © L’Exploitant Agricole.